L’École décomposée est le dernier manga de Junji Itô (à paraitre aux éditions Mangatsu le 06 Septembre). Si ce nom ne vous dit rien, alors vous avez de la lecture à rattraper. Et tout de suite. Créateur de génie resté dans l’ombre trop longtemps (surtout en Occident) et maître incontesté de l’horreur à la japonaise ; Junji Itô est une personnalité unique à l’origine d’œuvres incontournables telles que Tomie ou encore Spirale.

Régulièrement imité, jamais égalé ; Junji Itô est au manga ce que Lovecraft est à la littérature… en beaucoup plus dérangeant.

Le Maître nous livre dans L’École décomposée l’une de ses œuvres les plus étranges et malaisantes en abordant des thématiques jusqu’alors relativement étrangères à son œuvre.

Préparez-vous à sombrer dans les Enfers. Vous n’êtes pas prêts… Je ne l’étais pas non plus.

Editeur(s)
Mangetsu
Auteur(s)
Junji Ito
Sortie France
6 sept. 2023
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Une histoire de famille

L’École décomposée est un recueil de 4 histoires mettant en scène Yûma et Chizume, un frère et une sœur qu’on pourrait qualifier de… singuliers.

Si l’intrigue est particulièrement originale (et gore à souhait), elle souffre malheureusement d’une certaine redondance dans sa structure qui, jusqu’à la toute fin, ne parvient jamais à surprendre le lecteur habitué de l’œuvre de Junji Itô.

Vous y retrouverez en effet tous les poncifs du Maître, de même que la structure en plusieurs actes, allant crescendo dans l’horreur, jusqu’à une fin… en apothéose, digne de lui.

Le recueil peut en revanche être une bonne porte d’entrée dans l’univers impitoyable de Junji Itô si d’aventure vous n’avez jamais pris le temps de le découvrir. Mieux abouti dans son fond comme dans sa forme que ses précédents ouvrages ; L’École décomposée introduit rapidement une notion d’espoir via le personnage de Keiko.

Cette dernière n’est pas sans rappeler Kirié de Spirale, tant dans son design que son importance au sein de l’œuvre.

Il serait malheureusement assez discutable de dévoiler plus de l’intrigue sans tomber dans le spoil pur, ce que je vais tout de même être contraint de faire afin de vous parler plus avant de l’œuvre, et notamment de ses thématiques. J’invite donc tout lecteur qui souhaite garder la surprise à se rendre directement à la conclusion.

Des thématiques surprenantes

Autant vous prévenir tout de suite : ce recueil n’est pas à mettre entre toutes les mains. Comme toutes les œuvres de Junji Itô, me direz-vous… et à raison. Mais celui-ci, plus particulièrement.

Avoir défini cette fratrie comme personnages principaux de son intrigue induit irrémédiablement des scènes relativement difficiles, pour ne pas dire traumatisantes.

Vous découvrez rapidement Yûma, un jeune homme bien sous tous rapports, mais qui passe son temps à s’excuser pour tout et n’importe quoi (au Japon, c’est une culture prénommée Dogeza).

Ici, l’auteur décrit ce phénomène de société nippone de plus en plus présent : la culture de l’excuse qu’il condamne régulièrement en tant que « divertissement populaire ». Mais comme toujours avec le Maître, les choses vont plus loin et s’entremêlent dans un chaos incroyablement bien rodé.

Ainsi, le lecteur découvre rapidement que Yûma ne s’excuse pas auprès des gens qu’il côtoie, mais envers un démon qu’il a invoqué étant enfant. Véritable interprétation moderne du Démon de la Perversité de Poe, cette thématique gagne en profondeur en impliquant la fonte du cerveau des personnes qui entendent les excuses du héros.

Comment ne pas y voir une métaphore sur ces nombreuses émissions que l’auteur qualifie d’abrutissantes et qui se multiplient à la télévision nippone, où le concept induit des excuses de la part de stars et de politiques pour tout et n’importe quoi ? Junji Itô matérialise littéralement ce problème de société.

Évidemment, Itô ne serait pas considéré comme le Maître de l’horreur s’il s’arrêtait uniquement à quelques effets gore et à un sous-texte visible. Ses protagonistes sont systématiquement bien plus complets (et complexes) ; Yûma n’échappe pas à la règle.

Grotesque et à la limite du burlesque, il est en effet tantôt une victime, tantôt un bourreau ; mais toujours d’une ambivalence qui frise la folie. Propre sur lui et tiré à quatre épingles, il sombre dans un ridicule patenté lorsqu’il en vient à s’excuser… de s’excuser.

Pourtant, derrière cette façade se dissimule encore une nouvelle thématique : celle du masochisme. Totalement soumis au démon qu’il est le seul à voir, comme s’il ne s’agissait que d’une matérialisation de son esprit malade, Yûma cherche à se faire frapper et rabaisser continuellement. Volontairement, il empêche les autres protagonistes (dont Keiko) de lui venir en aide, même lorsqu’il se fait sévèrement rosser par des brutes. Pis encore, on découvre au détour d’un chapitre qu’il ressuscite régulièrement ses parents afin qu’ils s’en prennent à lui.

Yûma est l’archétype de l’homme faible, cherchant continuellement à fuir ses problèmes via des solutions toujours plus farfelues et invraisemblables ; jusqu’à proposer d’enlever un enfant ou… de tuer tous les humains.

Chizume, sa sœur, est l’exact opposé. Sadique et psychologiquement instable, c’est avant tout une force de la nature qui refuse tout compromis pour satisfaire ses envies. Si elle veut « manger » le cerveau d’une personne, nul ne peut l’arrêter. Même si cette décision les met tous deux en péril.

Les habitués des œuvres de Junji Itô lui trouveront bien entendu des similitudes avec certains de ses protagonistes tels que Kuriko (dans « La Sadique ») ou encore Misako (« L’amour et la mort). Pourtant, Chizume est bien plus… instable.

Tout un arc du recueil s’axe d’ailleurs sur la rébellion de Yûma, qui cherche à se débarrasser de sa cadette sans y parvenir. Malgré son jeune âge et son apparence bien plus frêle, Chizume domine complètement son frère sur tous les plans.

La synergie entre les deux protagonistes est intéressante, puisqu’elle met en exergue deux facettes de la personnalité humaine diamétralement opposées, mais pourtant bel et bien complémentaires… Sans oublier d’ajouter une pointe de doute fort bienvenu.

Car si les affaires de meurtres sont bel et bien visibles au sein de l’œuvre, toute la mythologie mise en place autour des deux protagonistes provient… d’eux-mêmes. C’est Chizume qui, la première, évoque le démon que Yûma aurait invoqué étant enfant. Et c’est Yûma qui, à son tour, cherche à expliquer le comportement de sa sœur via un incident survenu lorsqu’elle n’était encore qu’un bébé.

Jamais nul autre personnage n’affirme ou ne contredit ces théories, les décrédibilisant davantage puisque ces versions changent continuellement, et que les deux héros cherchent perpétuellement à se nuire l’un l’autre.

Dès le second chapitre de ce recueil, des questions plus profondes sont soulevées. Beauté Décomposée vous expose un nouveau « pouvoir » propre à Yûma : ce dernier est capable d’enlaidir toute personne qu’il complimente, jusqu’à la transformer en créature immonde.

Si l’on peut encore y voir la volonté de l’auteur de dénoncer une pratique récurrente de son pays, le sous-texte propre à l’intrigue est également très important. Car jamais Yûma n’utilise ce pouvoir ultérieurement, personne ne semble constater « l’ampleur » des dégâts, sinon au prisme de quelques remarques ou regards surpris.

Les réactions des personnages secondaires, pourtant généralement au cœur de l’œuvre de Junji Itô, sont ici totalement mises en retrait ; comme pour inciter le lecteur à questionner ce qu’il est en train de voir.

Lorsque la fille que Yûma complimente commence, par exemple, à avoir littéralement les yeux qui pendent le long de ses nerfs optiques ; ses parents lui demandent juste si elle se sent bien. Jamais ils ne s’affolent ou ne l’emmènent à l’hôpital.

Fait intéressant : Junji Itô a déclaré au détour d’une interview que pour lui « La laideur est avant tout intérieure, celle de l’âme » ; comme s’il cherchait à donner un indice sur la manière de comprendre le véritable message de ce chapitre.

Yûma est l’incarnation de la perversion nippone. Obséquieux, menteur et fourbe ; il est prêt à tout pour arriver à ses fins pour obtenir un peu de plaisir. Pourtant, il est physiquement irréprochable et coche toutes les cases des canons de beauté. Les femmes crédules qu’il dévisage, en revanche, sont d’une laideur atterrante ; mais paradoxalement, d’une candeur et d’une gentillesse sans égal.

Yûma n’aurait-il donc aucun pouvoir ? Est-il possible de mettre ces étranges cas de morts sur le compte d’une maladie ? Tout ceci n’est-il que le délire d’esprits malades profitant des coïncidences pour forger leur légende ?

La puissance de la croyance populaire est la dernière thématique propre à l’œuvre. En effet, l’intégralité des horreurs mises en avant est vue soit par des enfants, soit des esprits fragiles ; sans que jamais aucune figure d’autorité ne puisse corroborer ou même être victime des crimes de cette fratrie.

L’École décomposée est, une fois encore, un chef-d’œuvre du maître grâce à ses nombreux niveaux de lecture, son sous-texte et cette manière si habile dont il amène des sujets politiques via le prisme de l’horreur.