
La récente publication française de Tombes par les éditions Mangetsu en 2024 offre aux amateurs de mangas d’horreur un recueil inédit de Junji Ito. Le maître de l’horreur japonaise nous entraîne dans onze histoires courtes, où chaque récit explore un thème singulier de la peur et du surnaturel.
Ce recueil met en lumière l’habileté d’Ito à transformer des éléments de la vie quotidienne en cauchemars inoubliables. Accompagnée d’une préface signée Keiichiro Toyama (créateur de Silent Hill) et d’une analyse de Morolian, spécialiste francophone de l’œuvre d’Ito, cette édition se présente comme un ouvrage incontournable pour quiconque souhaite explorer les tréfonds de l’horreur.
Les histoires de Tombes se déroulent dans des lieux qui semblent d’abord familiers, mais rapidement, Ito brise cette apparente normalité pour en révéler un sous-texte angoissant. L’un des récits emblématiques, Tombes, illustre bien cette approche. On y suit un frère et une sœur qui, suite à un accident de la route dans un village de montagne, découvrent que les morts se transforment en pierres tombales immuables. Cette image de mort figée et omniprésente s’oppose à la nature éphémère de la vie humaine, et chaque tombe devient un rappel visuel de l’implacabilité de la mort.
L’atmosphère de ces histoires rappelle souvent celle de The Twilight Zone par leur capacité à faire basculer la normalité dans un cadre oppressant et surnaturel. Ce jeu sur l’inquiétante étrangeté rend chaque scène tendue, créant une impression persistante d’angoisse. Ito excelle dans cet art de l’anticipation, maintenant une tension qui persiste longtemps après la lecture.
Dans Petit conte hémorragique de Shirosuna, Ito mène son lecteur à travers un mystère sanglant et laisse finalement l’horreur planer sans jamais offrir de conclusion claire. Cette ambiguïté délibérée transcende les conventions narratives habituelles et renforce le malaise, refusant au lecteur toute satisfaction rationnelle. Ce style d’horreur psychologique, où l’étrangeté ne trouve jamais de réponse, est récurrent chez Ito et donne au recueil une profondeur où la peur de l’inconnu devient le véritable protagoniste.
Parmi les récits marquants du recueil, La lignée et La femme limace se démarquent par des traitements variés de la transformation corporelle, une des signatures graphiques d’Ito. La lignée présente des pensées sombres et personnelles qui se matérialisent, flottant autour des personnages, tandis que La femme limace exploite l’aversion instinctive pour la transformation et la perte de contrôle sur son propre corps. Ces histoires courtes sont puissantes dans leur capacité à incarner nos peurs les plus viscérales, donnant au recueil une cohérence malgré la diversité de ses récits.
Graphiquement, chaque planche de Tombes est minutieusement conçue pour exploiter la peur par le visuel. Le jeu d’ombres, les détails parfois insoutenables des déformations corporelles, ainsi que les expressions figées dans l’effroi créent une atmosphère oppressante. Ito ne se contente pas de narrer la terreur : il la montre, et chaque visage, chaque ombre est une invitation à l’effroi. Son style, à la fois précis et viscéral, crée des visions de cauchemar où le lecteur se retrouve face à ses propres répulsions.
Avec Tombes, la composition des images joue aussi un rôle essentiel dans le rythme de la narration. Les cases s’étendent pour capturer l’ampleur des décors tout en soulignant la solitude des personnages, accentuant la sensation d’un monde où le lecteur, comme les personnages, n’a aucun contrôle sur l’inexorable progression de l’horreur. C’est ici une marque de fabrique d’Ito : rendre visible l’invisible, qu’il s’agisse de la peur latente ou d’une mutation corporelle extrême, en utilisant un graphisme aussi oppressant que captivant.
Les éléments de « body horror », marque de fabrique d’Ito, sont également bien présents. Dans le récit La femme limace, par exemple, Ito exploite la répulsion naturelle que provoque la transformation corporelle, rendant le quotidien terrifiant. Ce travail minutieux sur le corps humain, déformé et souvent grotesque, met à mal les notions de normalité et de confort, exacerbant la sensation d’inconfort chez le lecteur.