Derrière ses airs de jeu de société numérique, Stacklands dissimule une expérience hybride, à la fois accessible, rusée et étrangement hypnotique. Conçu par le collectif néerlandais Sokpop Collective, ce titre sorti initialement sur PC s’est frayé un chemin jusqu’à la Nintendo Switch le 28 mars 2024, troquant la souris pour le joystick sans renier ses racines minimalistes. Dans cet univers où les idées prennent la forme de cartes à empiler, chaque interaction devient une micro-décision stratégique, chaque tour une tentative de trouver l’équilibre entre croissance, survie et expansion.
Ni deckbuilder pur, ni city-builder traditionnel, ni roguelike académique, Stacklands tisse des liens entre les genres comme il empile ses éléments, avec cette modestie graphique typique des jeux Sokpop, mais aussi une précision ludique qui pousse à l’obsession. On y bâtit des villages, on y découvre des créatures, on y assemble des recettes de vie à base de bois, de pierre, de pommes et de crânes. Mais derrière cette apparente légèreté plane une question lancinante : à force de tout empiler, ne finit-on pas par se faire écraser par la complexité qu’on a soi-même générée ?
Les colonies du carton et les équilibres mouvants
Il n’y a ni héros à incarner, ni récit linéaire à suivre dans Stacklands, mais un monde à construire pas à pas, carte après carte, comme une parabole silencieuse sur l’adaptation et la survie. Chaque partie débute sur une terre vide, habitée par un seul villageois et quelques ressources élémentaires. À vous de révéler peu à peu les possibilités, non en découvrant des secrets écrits, mais en combinant, fusionnant, déduisant.
Le jeu ne conte rien par le verbe. Il préfère laisser la narration émerger de vos choix, de vos erreurs, de vos réussites partielles. Un combat raté, une récolte mal gérée, un enfant arrivé trop tôt — ces instants forment la mémoire de votre village. Le gameplay génère ainsi un récit organique, où les personnages sans nom deviennent les rouages d’une histoire émergente, tissée par la main du joueur plus que par celle du développeur.
Chaque carte agit comme un acteur potentiel. Le bûcheron, le nourrisson, le loup, la pierre, l’animal sauvage, le champ de baies… tous interagissent selon une logique fluide, mais sans jamais perdre leur caractère abstrait. Ce flou sémantique volontaire confère à Stacklands un charme ludique rare : tout est outil, mais tout est aussi sujet de récit. Le joueur imagine le quotidien de ses villageois sans jamais y être contraint.
Il en résulte une forme d’écriture implicite, où la progression n’est pas chronologique mais systémique. Le monde ne se raconte pas, il se construit. L’univers ne se dévoile pas à travers des cinématiques ou des dialogues, mais par la découverte de nouveaux types de cartes, de biomes plus hostiles, de mécaniques qui s’imbriquent peu à peu. À mesure que votre pile s’étoffe, c’est l’idée même de village qui se redéfinit.
L’ingéniosité désordonnée d’un chaos organisé
La mécanique de Stacklands repose sur une simplicité redoutable : chaque élément est une carte, chaque interaction une combinaison, chaque objectif une tentative d’équilibre. Vous empilez, vous déplacez, vous explorez. À partir d’un socle réduit — un villageois, un buisson, une pierre — surgit un écosystème modulaire qui ne cesse de croître et de muter. La logique du jeu tient dans la récurrence de gestes élémentaires, toujours recomposés, toujours réinventés.
Chaque carte représente un potentiel. Nourriture, outil, ennemi, événement : tout se joue à même la table, comme une partie de solitaire où le joueur serait aussi maître du jeu. On cultive, on fabrique, on affronte, on élève, on explore — autant d’actions accessibles en quelques glissements, mais qui, combinées, donnent naissance à un système riche, où l’optimisation devient inévitable.
Le cœur de l’expérience réside dans sa boucle temporelle : chaque jour écoulé pousse vos villageois à se nourrir, tandis que de nouveaux dangers ou événements apparaissent. Cette contrainte douce structure votre progression, créant une tension constante entre développement à long terme et gestion immédiate. On construit des maisons pour loger, des cuisines pour transformer, des postes de travail pour produire. Chaque choix pèse, chaque carte posée engage l’avenir du village.
Mais à mesure que le plateau se remplit, l’interface devient un adversaire à part entière. Sur PC, la souris permet une gestion fluide et précise. Sur Switch, cette ergonomie est mise à mal. Le joystick peine à suivre l’agilité requise pour déplacer des dizaines de cartes dans un espace restreint. L’absence d’un support tactile pleinement exploité en mode portable accentue cette raideur. Le geste devient moins naturel, moins immédiat, ce qui freine l’élan créatif du joueur.
Malgré ces aspérités techniques, la dynamique de jeu conserve son pouvoir d’attraction. Chaque paquet de cartes acheté débloque de nouveaux types d’actions, de bâtiments, d’événements. L’envie d’expérimenter, de découvrir les possibilités cachées, de pousser toujours plus loin la logique de son village, fait office de moteur perpétuel. On improvise, on réorganise, on s’adapte. Et le plaisir de la résolution ne faiblit pas.
Cependant, au fil des heures, un certain automatisme s’installe. Les stratégies optimales deviennent claires, les objectifs se répètent, et la boucle ludique, si brillante à court terme, se stabilise dans une routine moins exaltante. Le chaos initial s’ordonne, les surprises se raréfient, et l’envie de tout reconstruire s’émousse peu à peu — non par lassitude, mais par épuisement des possibilités.
La clarté brute d’un jeu sans artifices
Stacklands n’a pas besoin de textures sophistiquées ni d’animations luxuriantes pour séduire. Tout, dans sa direction artistique, vise l’efficacité. Les cartes sont simples, les couleurs sobres, les icônes lisibles à première vue. Le monde s’articule comme un bureau bien ordonné, où chaque élément existe pour remplir une fonction claire. Ce choix de dépouillement graphique ne traduit pas un manque, mais une volonté de laisser toute la place au système, d’épurer le décor pour mieux faire briller les interactions.
Les illustrations possèdent une naïveté volontaire, presque artisanale. Chaque carte, dessinée à plat, ressemble à une vignette sortie d’un cahier d’écolier : une vache souriante, un villageois au contour épais, une pierre stylisée. Ce style rudimentaire devient un langage visuel immédiatement reconnaissable, et il facilite une lecture rapide de l’ensemble, même quand le plateau se couvre de plusieurs dizaines de cartes simultanément.
L’interface, minimaliste elle aussi, joue la discrétion. Aucun élément superflu n’encombre l’écran. Les menus sont clairs, les boutons limités, et les informations essentielles s’affichent de manière directe. Cette épure favorise une immersion pragmatique, où le joueur est invité à penser plutôt qu’à contempler. Chaque action a un retour immédiat, visuel et sonore, qui confirme sans surcharger.
La bande-son suit cette même logique de réserve. Quelques boucles musicales discrètes, des effets sonores fonctionnels — rien ne vient troubler la concentration. Chaque mouvement de carte déclenche un son feutré, chaque interaction produit un écho doux, presque imperceptible. Ce silence relatif participe au rythme du jeu : il laisse le joueur créer sa propre ambiance mentale, sans interférence.
Il n’y a pas d’explosion sensorielle dans Stacklands, mais une lisibilité constante, une élégance froide qui accompagne l’architecture mécanique du jeu. Tout y est pensé pour disparaître derrière l’algorithme, pour laisser le système parler à la place du spectacle. Et c’est justement dans cette retenue que le jeu trouve sa cohérence.
La pile de possibilités et l’effritement des habitudes
Stacklands repose sur une structure modulaire qui encourage l’expérimentation. Chaque nouvelle partie génère une grille de départ aléatoire, et chaque paquet de cartes ouvert dévoile des éléments qui modifient les priorités, les chaînes de production, les opportunités de progression. Cette nature procédurale renouvelle constamment les premières heures de jeu, favorisant une approche curieuse et adaptative. Chaque session devient une combinaison inédite de risques, de découvertes et d’optimisation.
La progression est dictée par un système de “packs”, sortes de boosters que l’on débloque en atteignant certains jalons ou en accumulant assez de monnaie. Ces packs introduisent de nouveaux biomes, ennemis, ressources ou métiers, apportant un souffle régulier à la boucle de jeu. Ce renouvellement constant entretient l’élan, renforcé par la mécanique de survie : chaque journée écoulée impose de nourrir les villageois, obligeant à maintenir un équilibre précaire entre développement et maintenance.
La version Nintendo Switch conserve l’intégralité du contenu de la version PC, sans omission majeure. Les performances restent stables, même lorsque la surface de jeu devient encombrée de cartes. Les temps de chargement sont courts, les sauvegardes fréquentes et automatiques, et l’expérience globale s’adapte bien aux contraintes de la console hybride.
Cependant, la transition de la souris au joystick reste une friction notable. La précision du curseur en souffre, et les manipulations rapides — empiler, déplacer, trier — deviennent plus laborieuses dans les phases avancées. Cette difficulté ergonomique est renforcée par l’absence d’un vrai support tactile en mode portable, une absence d’autant plus frustrante que Stacklands se prête parfaitement à une utilisation nomade et à des sessions fragmentées.
Le jeu ne propose ni mode multijoueur, ni leaderboard, ni contenu communautaire. L’expérience est strictement solo, pensée pour être intime, introspective, presque méditative. Chaque joueur bâtit sa propre micro-société, à son rythme, sans pression extérieure. Cette fermeture volontaire renforce la nature contemplative du jeu, mais limite aussi son potentiel de renouvellement à long terme.
Après plusieurs heures, une certaine répétition s’installe. Une fois les principales synergies découvertes, la structure du jeu tend à se reproduire selon des patterns similaires. L’élan initial de découverte laisse place à une routine efficace mais prévisible. Le charme demeure, mais le rythme ralentit, et le désir de tout reconstruire s’étiole progressivement.
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