Sorti le 20 décembre 2023 sur Nintendo Switch, Rough Justice ’84 est une production du studio Gamma Minus, un projet indépendant qui s’attaque à un rêve pixelisé : recréer l’esthétique des années 80 tout en y greffant les mécaniques exigeantes d’un jeu de gestion et de stratégie. Inspiré à la fois des polars VHS, des séries télévisées vintage et d’un certain héritage du jeu de plateau, le titre nous entraîne dans les bas-fonds stylisés de Seneca, une ville gangrenée par la violence, les conspirations, et une corruption qui suinte dans chaque recoin néonisé.
Vous incarnez Jim Baylor, ex-flic au passé cabossé, injustement condamné, désormais reconverti en dirigeant d’agence privée, chargé de remettre un peu d’ordre — ou au moins un semblant de justice — dans les rues asphyxiées par les gangs, les complots politiques et les groupuscules extrémistes. Avec son interface stylisée, sa bande-son synthwave et ses portraits stylés façon poster défraîchi, Rough Justice ’84 affiche fièrement sa filiation rétro.
Mais derrière le vernis nostalgique, le gameplay repose-t-il sur une base aussi solide que ses inspirations ? L’équilibre entre style et substance est-il respecté, ou la poudre aux yeux finit-elle par étouffer la mécanique ?
Justice fluo et désillusions en clair-obscur
L’histoire de Rough Justice ’84 n’a rien d’un simple prétexte. Elle s’impose dès les premières minutes comme un fil conducteur narratif volontairement caricatural, mais habité d’une sincérité qui donne du relief à chaque mission. Jim Baylor, ancien inspecteur brisé par un système corrompu, incarne le stéréotype parfait du héros de série B : taciturne, tenace, revenu d’entre les morts pour remettre de l’ordre dans une ville qui n’en veut plus. Pourtant, derrière cette silhouette familière, le jeu parvient à tisser une intrigue à tiroirs, dense, fragmentée et savamment orchestrée.
Seneca, la cité fictive dans laquelle se déroule l’action, devient un personnage à part entière, un réseau de ruelles clignotantes et de quartiers mal famés où se croisent mafias, politiciens pourris et vieilles rancunes qui ne demandent qu’à ressurgir. Chaque mission révèle une pièce du puzzle : l’enquête globale se dévoile par éclats, à mesure que les enquêtes locales, parfois banales, parfois glaçantes, révèlent des ramifications inattendues.
Les antagonistes ne manquent pas de panache, même s’ils demeurent souvent esquissés plus que développés : gangs de motards, cellules néo-nazies, corrupteurs bien en place — autant de visages d’un mal systémique contre lequel Jim se dresse sans illusion. Les dialogues, bien que succincts, s’autorisent quelques fulgurances bien senties, oscillant entre le cynisme d’un polar noir et l’ironie d’un comics rétro.
Mais la narration ne s’épanouit pleinement que dans l’accumulation des petites histoires, dans le quotidien d’une agence de détectives qui gère ses affaires comme on écoperait une barque qui prend l’eau. Chaque agent recruté a son profil, ses traits de caractère, ses aptitudes, et devient une pièce mouvante dans le grand échiquier de votre lutte contre la déchéance urbaine. Ce ne sont pas des personnages au sens narratif strict, mais des fonctions dramatiques, des vecteurs d’action qui alimentent l’illusion d’une structure tentaculaire et complexe.
La localisation française, bien qu’appréciable, souffre malheureusement d’un affichage peu lisible, avec des textes en blanc sur fond noir d’une taille minuscule. Ce choix esthétique altère parfois la lisibilité des dialogues et nuit à l’absorption du récit, surtout en mode portable.
Pourtant, malgré ces maladresses, Rough Justice ’84 parvient à capturer l’essence d’un récit de justice urbaine, brut, stylisé, un peu fatigué aussi, à l’image de son héros. Il ne s’agit pas d’épopée, mais de survie morale dans un monde où le mot “justice” ne brille plus que sous les néons d’une enseigne poussiéreuse.
Jet de dés et agents sous tension
Rough Justice ’84 se présente avant tout comme un jeu de stratégie teinté de gestion, inspiré par les jeux de plateau traditionnels mais transposé dans un univers numérique baigné de synthwave. Vous dirigez une agence de détectives privés et répartissez vos agents sur les différents points chauds de la ville, chacun répondant à des affaires urgentes ou des missions secondaires plus discrètes. L’interface cartographique se substitue à un véritable terrain de jeu : vous jouez avec les données, les symboles, les jauges — pas avec les rues elles-mêmes.
Chaque agent possède un ensemble de compétences chiffrées — logique, force, discrétion, persuasion — et c’est sur cette base que se détermine leur efficacité lors des interventions. Une mission consiste généralement à affecter le bon profil au bon défi, puis à dérouler un mini-jeu rapide ou effectuer un jet de dés, dans un système proche de celui de Darkest Dungeon, mais plus épuré. Le facteur aléatoire reste central, mais vos choix d’attribution, d’objets bonus, et de position dans le planning quotidien influencent le résultat.
Cette mécanique, d’une accessibilité trompeuse, cache une vraie exigence de planification : certains agents doivent se reposer, d’autres exigeront un salaire élevé, et les ressources disponibles sont limitées. Gérer l’équilibre entre rentabilité, moral et efficacité opérationnelle devient rapidement le cœur palpitant du gameplay. Enchaîner les bonnes missions, éviter les blessures, maintenir un équilibre financier tout en progressant dans les arcs narratifs globaux impose une vigilance constante.
Le jeu alterne donc entre décisions à froid et risques calculés, dans un système qui, malgré sa simplicité de façade, révèle des tensions systémiques complexes. Malheureusement, sur Nintendo Switch, cette structure est grevée par des limites ergonomiques importantes : sélection peu intuitive des agents, mapping des touches hasardeux, navigation erratique dans les menus. Ces maladresses d’interface ralentissent des actions censées être fluides et nuisent à la lisibilité globale du système.
À cela s’ajoute une phase d’apprentissage peu claire, alourdie par des explications initiales denses et peu digestes. Le tutoriel, bien qu’exhaustif, donne la sensation d’être submergé, sans suffisamment guider vers la compréhension organique des mécaniques. Le jeu exige donc une réelle phase d’adaptation — que le portage sur Switch ne facilite pas, notamment en mode portable.
Reste que malgré ces accrocs techniques, la structure de Rough Justice ’84 tient sur ses fondations : des missions variées, un rythme bien dosé entre stratégie et gestion, et une ambiance forte qui donne du relief à chaque choix, même banal. On ne s’attache pas aux agents pour leur personnalité, mais pour ce qu’ils incarnent dans votre équilibre précaire : des pions loyaux dans une ville où l’improvisation est souvent plus efficace que la méthode.
Poussières de néon et fréquences saturées
Rough Justice ’84 revendique fièrement ses origines esthétiques. La direction artistique plonge sans détour dans l’imaginaire visuel des années 80, avec ses tons fluo saturés, ses contrastes tranchés, ses polices anguleuses dignes des jaquettes de cassettes vidéo, et une omniprésence de motifs synthwave qui viennent habiller chaque écran. Ce choix visuel n’est pas un simple vernis nostalgique : il incarne une volonté de styliser la bureaucratie policière comme un théâtre électrique, où chaque décision résonne comme un riff de guitare sur une ligne de basse électro.
La ville de Seneca, bien qu’aperçue seulement à travers des menus et des cartes symboliques, se matérialise à travers une interface limpide mais dense, peuplée de portraits stylisés, de textures granuleuses et d’effets glitchs simulés avec justesse. Les visages des agents, des criminels et des clients sont composés avec soin, dans un style qui évoque le roman graphique plus que l’animation — figés, mais expressifs, comme autant d’icônes fatiguées perdues dans un monde en décrépitude.
Cependant, sur Nintendo Switch, la lisibilité se heurte à des choix ergonomiques discutables. Le texte blanc sur fond noir, d’une finesse excessive, devient vite pénible à lire en mode portable. Et si la direction artistique parvient à maintenir l’unité de ton, la compression des assets sur console hybride altère légèrement la netteté des interfaces, donnant parfois une sensation de saturation visuelle.
La bande-son, quant à elle, s’appuie sur un registre synthétique assumé, dans la pure tradition du répertoire outrancier de Carpenter Brut, Power Glove ou Kavinsky. Les nappes de synthés analogiques, les basses lourdes et les percussions électroniques instaurent une atmosphère électrisante, souvent efficace pour rythmer les décisions, les missions ou les affrontements.
Mais cette efficacité connaît ses limites : le manque de variations musicales finit par émousser l’intensité, et certains morceaux tournent en boucle sans grande évolution. Il manque à cette proposition sonore quelques ruptures, quelques montées en tension ou résolutions dramatiques pour accompagner l’évolution des situations.
Les effets sonores, eux, remplissent leur rôle sans fioriture : clics, alertes, sons d’échec ou de réussite — tout évoque la machine, la froideur administrative, la régularité mécanique du chaos urbain. Rien ne déborde, rien ne tremble, ce qui renforce l’impression d’être plongé dans un système qui vous dépasse, entre table de jeu, salle d’archives et écran de contrôle.
Au final, l’enveloppe visuelle et sonore de Rough Justice ’84 parvient à installer une ambiance cohérente, propice à l’immersion. Ce n’est pas tant une reconstitution de l’époque qu’un hommage stylisé, entre satire et élégie technologique. Un monde de néon, de regrets et de routines désabusées — où chaque pixel respire la nostalgie d’un futur qui n’a jamais eu lieu.
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