Paru en 2019, bien avant The Tale of Onogoro, Last Labyrinth fut le premier cri VR du studio japonais AMATA K.K., un laboratoire d’idées formé par d’anciens créateurs issus de chefs-d’œuvre sensoriels tels que ICO ou Shadow of the Colossus. Un cri non pas de guerre, mais d’impuissance absolue, lancé depuis les tréfonds d’un manoir ténébreux, où le joueur — condamné à l’immobilité — ne peut compter que sur les gestes d’une enfant inconnue pour échapper aux pièges qui le cernent.
Pas de combat ici. Pas de fuite possible. Juste une chaise roulante, un pointeur laser, et Katia, silhouette fragile projetée dans un rôle de guide, de lien, de dernier souffle entre vie et mort. Last Labyrinth n’est pas une promenade sensorielle : c’est un huis clos où chaque seconde peut devenir la dernière, où chaque énigme est un supplice muet, et où la dépendance devient le moteur narratif d’une aventure à fleur de nerfs.
Mais à force de retenue, d’obscurité et de silences chargés de sens, cette plongée dans la vulnérabilité partagée peut-elle s’élever au rang d’expérience inoubliable, ou s’égare-t-elle dans les limites trop rigides d’un concept aussi fascinant que contraignant ?
Le théâtre de l’impuissance et la voix muette de l’autre
L’histoire de Last Labyrinth ne se livre pas. Elle se devine, par bribes, par gestes, par regards, au cœur d’un labyrinthe où le langage se tait et où l’interprétation devient la seule forme de compréhension possible. Vous vous réveillez dans une chaise roulante, enchaîné au décor comme à votre propre fragilité, et face à vous se tient Katia — jeune fille silencieuse au regard grave, qui deviendra votre seul lien au monde, votre voix par procuration, votre dernier fil narratif.
Le manoir qui vous enferme n’a pas besoin de récit écrit. Il parle par ses murs, ses pièges, ses tableaux brisés, et surtout par la mécanique cruelle de ses épreuves. Ici, chaque salle est un chapitre, chaque énigme un fragment de sens, et chaque mort une ponctuation brutale qui sépare les phrases d’un texte tragique. Ce n’est pas une histoire à raconter. C’est une tension à vivre, à endurer, à répéter.
Le lien avec Katia se noue lentement, dans un langage entièrement non verbal, renforcé par une animation faciale soignée et des réactions émotionnelles d’une finesse étonnante. Elle hésite, sourit timidement, fronce les sourcils, panique — et c’est par elle que le monde vous répond. Vous ne dirigez pas Katia. Vous l’indiquez, vous la guidez, et elle choisit, avec ses propres erreurs, ses propres hésitations. Cette relation n’est ni scriptée ni figée : elle évolue au fil des épreuves, de vos silences communs, de vos échecs partagés. Et c’est dans cette construction fragile que réside la vraie colonne vertébrale du récit.
Pas de flashback. Pas de cinématique surchargée. Juste des objets laissés derrière, des décors saturés de non-dits, et le sentiment diffus que ce lieu a un sens, que Katia n’est pas qu’un guide — mais peut-être une clef, ou une mémoire. L’influence d’ICO résonne à chaque instant : dans la solitude peuplée, dans la présence nécessaire de l’autre, dans l’humanité qui surgit d’un simple regard échangé avant une décision fatale.
C’est une narration par omission. Une histoire qui vous laisse volontairement à distance des réponses, mais jamais du ressenti. Et dans ce manoir où les mots n’ont pas leur place, c’est le silence qui raconte le plus.
Gestes guidés, pièges clos, confiance absolue
Le gameplay de Last Labyrinth repose sur une idée aussi simple qu’inconfortable : vous ne bougez pas, vous ne parlez pas, vous n’agissez jamais directement. Tout passe par Katia. Elle marche, elle manipule, elle déclenche — et vous, vous désignez. Un laser fixé à votre tête devient votre unique interface, outil de survie autant que canal de communication. C’est par lui que vous montrez les leviers à tirer, les boutons à activer, les pièges à éviter. C’est une mécanique de jeu d’une nudité presque radicale, mais dont la force naît justement de cette contrainte.
Chaque salle du manoir est une énigme. Pas une suite de puzzles décoratifs, mais des dispositifs létaux, à la logique souvent déroutante, où la moindre erreur devient synonyme de mort immédiate. Les énigmes oscillent entre leviers à enchaîner dans un ordre précis, systèmes à pression, engrenages à déclencher, mécanismes à désamorcer. Et chaque interaction est une épreuve de communication silencieuse entre vous et Katia, fondée sur l’observation, le rythme, la compréhension mutuelle.
La difficulté ne vient pas uniquement de la complexité des puzzles, mais de la lenteur voulue de l’exécution. Katia agit avec prudence, parfois avec peur. Elle hésite. Elle se trompe. Et cette imperfection assumée crée une tension continue, un doute permanent sur le bon déroulé de vos choix. À chaque instant, vous êtes renvoyé à votre propre impuissance. Vous êtes celui qui voit, mais qui ne fait pas. Celui qui pense, mais ne touche jamais. Et cette position renverse totalement les codes habituels de la VR.
Le level design épouse cette logique d’épreuve progressive. Les premières salles se montrent relativement lisibles, presque pédagogiques. Puis viennent des espaces plus retors, plus labyrinthiques, où la compréhension devient aussi importante que la mémoire, et où les mécaniques se combinent jusqu’à frôler l’absurde. La moindre salle peut ainsi contenir plusieurs couches de lecture, plusieurs enchaînements d’actions, et les marges d’erreur se réduisent à mesure que vous avancez.
Ce système de progression, strict et volontairement rigide, n’intègre ni pouvoirs, ni arbres de compétences, ni collectibles. Il ne vous flatte jamais. Il ne vous donne rien. Il vous propose un pacte : avancer en compagnie d’une autre, et l’accepter avec toutes ses limites, ses hésitations, ses fragilités.
C’est cette idée qui fait de Last Labyrinth une expérience unique. Pas un jeu d’énigmes, mais une mécanique relationnelle travestie en escape room létale. Une succession de choix où ce que vous indiquez à Katia n’est jamais purement logique, mais toujours émotionnellement chargé. Parce que si elle meurt, ce n’est pas elle qui a échoué. C’est vous.
L’obscurité peinte à la lueur d’un souffle
Le manoir de Last Labyrinth ne se contente pas d’être un décor : il est le cœur palpitant de l’expérience, un espace clos où chaque recoin semble conçu pour éprouver vos nerfs, troubler votre perception, isoler votre souffle. Les pièces s’enchaînent sans jamais se ressembler, et pourtant chaque lieu porte en lui la même signature visuelle : murs lézardés, lumière glauque, mobilier figé dans une époque indéfinissable, et ces mécanismes anciens dont les rouages grincent comme des avertissements.
La direction artistique n’a rien de démonstratif. Elle préfère l’économie de moyens à la surenchère graphique, mais chaque élément placé dans le décor semble avoir été pensé comme un indice, un symbole, une balise dans la nuit. Les effets de lumière, subtilement appliqués, structurent l’espace plus qu’ils ne l’ornent : une fenêtre entrouverte laisse passer un rai blafard sur une dalle souillée ; un chandelier projette l’ombre d’un piège dormant ; la lumière devient ici un langage à part entière.
Mais c’est dans le traitement de Katia que le jeu atteint sa pleine justesse. Son character design, à la fois sobre et expressif, repose sur des animations faciales d’une grande finesse, une gestuelle précise, un regard qui vibre au moindre changement d’ambiance. Elle n’a pas besoin de parler pour exister. Elle vit par ses silences, ses hésitations, ses petits sursauts de panique ou de curiosité. C’est un personnage habité, et non une simple marionnette.
L’ambiance sonore accompagne cette tension avec une intelligence rare. Ici, chaque son compte, du cliquetis d’un engrenage à la respiration accélérée de Katia lorsqu’elle doute. La musique, discrète, se glisse sous la peau comme une menace diffuse. Elle ne cherche pas à remplir l’espace : elle le compresse, elle l’oppresse, elle l’étouffe par moments. Des nappes sombres, des accords suspendus, des silences prolongés… tout semble conçu pour accentuer la sensation de claustration émotionnelle.
Les bruitages participent eux aussi à cette immersion sensorielle : le roulement de la chaise sur le carrelage humide, le craquement d’un vieux bois, les grincements métalliques qui précèdent souvent la mort. L’environnement n’est pas un fond sonore : c’est une voix qui vous parle en permanence, un murmure qui vous rappelle que chaque erreur se paiera au prix fort.
Lenteur imposée, précision vitale, tension continue
Sous ses dehors minimalistes, Last Labyrinth cache une conception mécanique précise, construite autour d’un principe fondamental : l’attention au moindre geste. Ici, tout est affaire de minutie. La visée au pointeur laser demande une rigueur constante, car le moindre tremblement peut signer l’échec. Aucun bouton à presser, aucun stick à manier : tout passe par la tête, par la direction du regard, par une pression prolongée, ce qui impose une posture calme, une concentration de tous les instants.
Cette interface, pensée pour renforcer le sentiment de dépendance, s’avère redoutablement efficace. Elle instaure un rapport organique au jeu, tout en exposant ses limites structurelles. Car parfois, la précision exigée dépasse celle qu’offre le matériel. Il arrive que l’angle de tir soit mal interprété, qu’un objet visé soit mal détecté, ou que le timing imposé par l’énigme ne laisse pas la marge d’erreur nécessaire. Ces micro-frictions, cumulées à la lenteur inhérente au gameplay, peuvent créer un sentiment de frustration non négligeable.
En termes d’accessibilité, le jeu n’offre aucune concession. Pas de paramètres de difficulté, pas d’aide visuelle renforcée, ni de guidage optionnel. L’expérience est brute, fermée, taillée pour ceux qui acceptent de s’abandonner à ses règles sans compromis. Cela renforce la cohérence de l’ensemble, mais réduit aussi sa portée auprès de profils moins habitués aux exigences propres à la réalité virtuelle.
Côté performances, Last Labyrinth affiche une stabilité exemplaire, malgré le niveau de détail élevé de ses environnements. Aucun ralentissement majeur ne vient perturber la progression, et la lisibilité générale reste solide, même dans les pièces les plus chargées visuellement. Les temps de chargement sont courts, la fluidité constante. L’expérience VR, dans son ensemble, reste technique et propre, même si l’on sent que la priorité a été donnée à l’atmosphère et à la lisibilité plutôt qu’à la flamboyance.
Enfin, il faut souligner l’absence volontaire de système de sauvegarde conventionnel. Le jeu vous renvoie systématiquement au début de l’énigme en cas d’échec, sans détour ni seconde chance. Cette mécanique, en apparence punitive, devient l’un des piliers de l’expérience : elle transforme chaque réussite en soulagement tangible, chaque salle franchie en victoire à contretemps.
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