Dans une époque où les pixels rivalisent de virtuosité pour donner vie à des mondes toujours plus vastes, certains studios choisissent le huis clos. Killer Frequency, développé par les vétérans de chez Team17, studio britannique aussi imprévisible que prolifique (Overcooked, Worms, The Escapists…), s’extirpe des sentiers battus pour s’installer dans une cabine radio, au cœur de l’Amérique profonde des années 80. Sorti en juin 2023 sur Nintendo Switch, il s’agit d’un thriller radiophonique en vue subjective, où la terreur ne surgit pas d’un jumpscare, mais d’une voix qui tremble à l’autre bout du fil.
Dans la petite ville de Gallows Creek, vous incarnez Forrest Nash, animateur de nuit exilé dans une station FM poussiéreuse, tentant de survivre à un slasher en temps réel alors que le standard téléphonique devient le dernier rempart entre les citoyens et la lame du tueur. Une nuit, un appel. Puis un cri. Et soudain, tout s’enchaîne.
Mais au-delà de ce postulat intrigant, que reste-t-il une fois le micro coupé et les projecteurs éteints ? Killer Frequency réussit-il à transmettre la tension d’un bon vieux film de série B, ou n’est-il qu’un exercice de style parasité par ses propres ambitions techniques ?
Frissons sur la bande FM, souvenirs brouillés dans la statique
Tout commence dans un studio de fortune, éclairé par des néons fatigués et le clignotement familier d’un voyant rouge. Forrest Nash, autrefois voix montante d’une radio à Chicago, traîne désormais sa carcasse dans un coin paumé, relégué à des tranches horaires oubliées des auditeurs. C’est un personnage brisé, dont le passé est aussi trouble que les ondes qu’il anime. Mais cette nuit-là, à Gallows Creek, ce n’est pas la nostalgie qui frappe à la porte : c’est la mort.
Ce qui aurait pu n’être qu’un récit prétexte à un enchaînement d’énigmes se révèle être un hommage sincère, presque savant, aux codes du slasher des années 80, sans jamais sombrer dans la parodie ni le fan-service grossier. Le jeu mise sur l’immédiateté : une nuit, un tueur, et une poignée de victimes potentielles dont le sort dépend exclusivement de votre capacité à garder la tête froide derrière un micro.
Mais l’originalité ne tient pas seulement dans le cadre : elle réside dans l’alchimie verbale entre Forrest et ses appelants. Chaque voix qui surgit des haut-parleurs raconte une angoisse, une urgence, une humanité prise au piège. Vous ne voyez jamais vos interlocuteurs, et pourtant, vous les ressentez. Par le ton, les hésitations, les silences — ce sont de véritables performances vocales, portées par un casting anglais inspiré, qui donnent chair à ces fragments d’âme égarés dans la nuit.
L’écriture, bien que simple en surface, excelle dans le non-dit et l’urgence. Chaque appel est une scène à suspense, où chaque phrase peut devenir une dernière volonté. Le jeu évite intelligemment les archétypes caricaturaux du genre, préférant brosser des portraits minimalistes mais crédibles : la jeune femme paniquée dans une cabine téléphonique, le policier dépassé par les événements, l’adolescente courageuse malgré la peur… Des figures familières, certes, mais jamais réduites à des clichés fades.
Le mystère central autour du tueur en série, surnommé The Whistling Man, fonctionne comme un fil rouge efficace, sans jamais cannibaliser les intrigues secondaires. Les révélations sont distillées avec parcimonie, entre deux jingles radio, deux choix cruciaux, deux instants suspendus. L’ambiance sonore se fait alors l’écho d’une paranoïa croissante, tandis que la station devient un théâtre de tension psychologique.
Et Forrest, dans tout cela, se transforme peu à peu. Non pas en héros hollywoodien, mais en figure d’ancrage fragile, tour à tour cynique, paniqué ou protecteur. Sa progression ne suit pas une courbe héroïque, mais celle, plus organique, d’un homme qui, confronté à la mort en direct, finit par renouer avec une certaine idée de responsabilité, ou peut-être de rédemption.
Killer Frequency parvient à injecter une narration forte dans un cadre extrêmement restreint, sans avoir besoin d’artifices visuels spectaculaires. C’est l’écoute qui devient le moteur de la narration, et c’est dans cette écoute que se tisse un récit dense, habité, et parfois même bouleversant.
Le tueur est en ligne, mais votre joystick vous trahit
Killer Frequency repose sur une promesse simple : vous êtes aux commandes d’un standard radio, et chaque appel peut faire la différence entre la vie et la mort. Un concept aussi limpide que redoutable, qui transforme un bureau minuscule en champ de bataille moral et logique, où chaque objet, chaque document, chaque manuel oublié dans un tiroir peut devenir l’unique clef d’un salut à distance.
L’essentiel du gameplay se déroule en vue subjective, avec une boucle qui mêle exploration limitée, résolutions d’énigmes et choix en temps réel. Lorsqu’un auditeur en détresse vous appelle, vous devez collecter rapidement des indices, interpréter des schémas techniques, dénicher des plans ou des manuels et, dans un laps de temps réduit, guider votre interlocuteur vers la survie. Le stress ne vient donc pas d’un ennemi à abattre, mais d’une information à trouver avant qu’il ne soit trop tard. Le compte à rebours est psychologique, et la panique s’insinue à chaque mauvaise décision.
Sur le papier, le système est brillant. En pratique, il est miné par une interface austère et des contrôles qui semblent avoir été pensés pour un tout autre support. La version Nintendo Switch, notamment, souffre de problèmes criants de maniabilité. La navigation dans l’environnement est raide, les interactions sont approximatives, et la visée sans assistance transforme chaque tentative de sélection d’objet en épreuve de patience, surtout lorsque plusieurs éléments se chevauchent visuellement.
La disposition des touches, déroutante, ne propose aucune vraie logique ergonomique. On a parfois le sentiment que l’on nous a confié les clefs d’un studio radio sans manuel d’instruction, avec une console récalcitrante entre les mains. Cette friction aurait pu participer à la tension, si elle avait été volontairement intégrée au gameplay. Hélas, il s’agit surtout d’un portage peu optimisé, hérité d’une version VR beaucoup plus fluide dans sa gestuelle naturelle.
Les choix narratifs — l’un des piliers du jeu — souffrent également d’un manque d’ajustement. Les fenêtres de décision sont souvent trop brèves, ce qui, combiné à la lisibilité problématique des sous-titres (blancs, minuscules, sur fond noir), rend l’action précipitée, parfois absurde, surtout pour les francophones tentant de lire et d’agir simultanément. Le jeu semble oublier que l’urgence ne naît pas d’un chronomètre serré, mais d’un dilemme bien écrit.
Pourtant, derrière ces maladresses, on devine une structure bien pensée, où chaque interaction pourrait avoir du poids, chaque erreur des conséquences tangibles. Certaines décisions modifient la suite des événements, et il est possible de conduire tous les personnages à leur perte… ou de sauver l’essentiel. L’architecture du jeu s’articule donc autour d’une rejouabilité mesurée mais réelle, servie par des fins multiples et des variations discrètes selon vos choix.
Mais pour exploiter pleinement cette richesse, encore faudrait-il que le jeu cesse de vous mettre des bâtons dans les roues techniques. L’impression persistante est celle d’un projet pensé pour l’immersion VR, puis maladroitement adapté aux supports classiques, sans les ajustements indispensables à sa lisibilité, son confort ou son accessibilité.
Et c’est précisément là que le bât blesse : Killer Frequency aurait pu être un modèle de tension interactive. Il n’est finalement qu’un exercice prometteur enfermé dans un gameplay contraint, dont la richesse conceptuelle peine à percer l’écran face aux maladresses de son exécution.
Néons cramoisis et vinyles maudits : l’angoisse en stéréo
La véritable star de Killer Frequency, ce n’est ni Forrest, ni le tueur, ni même le gameplay. C’est l’ambiance. Ou plus exactement, l’enveloppe rétro, soignée jusqu’au moindre jingle, qui parvient à réconcilier hommage visuel et tension sonore dans une même symphonie d’anxiété stylisée.
Visuellement, le jeu opte pour une esthétique cartoon stylisée, évoquant autant les posters criards de Grindhouse que les codes visuels des films d’horreur à petit budget des années 80. Les couleurs saturées, les éclairages néon et les effets de grain viennent ancrer l’expérience dans une temporalité volontairement datée, mais jamais ringarde. Les assets sont simples, voire rudimentaires, mais cette simplicité est ici une force artistique, au service de la lisibilité et du cadrage. L’action se déroule intégralement dans la station de radio, un espace confiné mais truffé de détails — dossiers poussiéreux, vinyles éparpillés, schémas griffonnés — qui racontent en silence l’histoire d’un lieu en sursis.
Malheureusement, la limite technique se fait vite sentir. Sur Nintendo Switch, les textures manquent parfois de netteté, les effets de lumière paraissent ternes, et l’ensemble, bien que fonctionnel, manque de finesse. Certains objets sont mal modélisés, rendant leur identification difficile, et accentuant encore les problèmes de jouabilité évoqués précédemment. Le choix de ne proposer aucune aide visuelle — ni surbrillance, ni assistance contextuelle — accentue l’impression de flou dans un environnement pourtant fermé.
Mais si la partie graphique se montre correcte sans jamais briller, l’univers sonore, lui, crève les tympans dans le bon sens du terme.
La bande-son du jeu, qui mêle synthwave discret et extraits de rock rétro, accompagne parfaitement l’évolution de la tension narrative. Les jingles sont authentiques, délicieusement datés, tandis que les musiques d’attente instaurent un malaise diffus, toujours sur le fil du ridicule assumé et de l’oppression sourde. Chaque appel devient un moment de radio-théâtre, soutenu par une mise en scène acoustique millimétrée, où les voix, les silences et les bruits de fond tissent un canevas sonore hypnotique.
Le doublage anglais est d’une qualité remarquable. Forrest Nash, sarcastique, désabusé mais jamais insensible, incarne ce rôle de narrateur malgré lui avec un naturel bluffant. Ses interlocuteurs, quant à eux, oscillent entre panique feinte et sincérité déchirante. Il est presque étonnant qu’un jeu si modeste ait pu réunir un casting vocal aussi convaincant, qui porte littéralement l’intégralité de l’expérience.
Et pourtant, cette réussite sonore est tristement contrecarrée par une localisation française bâclée. Les sous-titres sont non seulement minuscules, mais leur contraste — blanc sur fond noir flou — les rend quasiment illisibles dans certaines situations, surtout en mode portable. Aucune option d’accessibilité n’est proposée pour ajuster leur taille, leur couleur ou leur arrière-plan. Une décision inexplicable, dans un jeu qui repose précisément sur la compréhension rapide de dialogues intenses.
Au final, Killer Frequency se révèle être un bijou sonore enrobé dans un écrin visuel modeste, mais cohérent. Une œuvre pensée pour l’oreille avant l’œil, où la tension se mesure en fréquences hertziennes plus qu’en pixels. Et c’est précisément ce choix artistique — aussi audacieux qu’exigeant — qui donne au jeu sa personnalité unique.
L’héritier d’un autre support, le fardeau d’un portage maltraité
Si Killer Frequency ne manque ni d’audace ni de personnalité, c’est bien sur le terrain de la technique et de l’accessibilité qu’il dévoile ses plus sérieuses limites. Car au-delà de son ambiance léchée et de son concept rafraîchissant, l’expérience globale pâtit d’un portage manifestement secondaire, conçu sans réelle considération pour les spécificités de la Nintendo Switch.
Le jeu, dans sa conception originelle, semble taillé pour la VR. Cette intuition, confirmée par la gestuelle requise et les mécaniques de manipulation fine d’objets, explique en grande partie l’inconfort éprouvé sur consoles traditionnelles. Sans motion controls ni pointage précis, chaque interaction devient fastidieuse. Là où un casque de réalité virtuelle aurait permis une lecture intuitive de l’espace et des interfaces, la manette — et plus encore les Joy-Cons — se transforment en obstacle permanent à l’engagement du joueur.
Les temps de chargement restent contenus, mais c’est dans les micro-détails de navigation et d’ergonomie que l’expérience se fissure : difficulté à ramasser certains objets, absence d’indications contextuelles, latences dans les actions, impossibilité de reconfigurer efficacement les touches… autant de points qui, accumulés, sapent l’intensité dramatique si soigneusement construite ailleurs. La station radio devient alors moins un sanctuaire narratif qu’un piège de frustration interactive, et cette sensation d’impuissance ne sert plus l’immersion : elle la détruit.
Du côté des options d’accessibilité, le constat est encore plus sévère. Aucun filtre visuel, aucune assistance à la lecture, aucune amélioration de confort n’a été implémentée. Les joueurs souffrant de déficiences visuelles ou auditives se retrouvent face à une barrière infranchissable, dans un jeu qui, paradoxalement, repose sur l’écoute et la rapidité de compréhension. On regrettera aussi l’absence de mode de jeu alternatif, tel qu’un mode sans timer ou un indice visuel renforcé pour ceux qui souhaiteraient simplement vivre l’histoire sans subir la pression des choix chronométrés.
Enfin, notons que sur Nintendo Switch, le jeu tourne de manière globalement stable. Aucun crash à signaler, ni chute catastrophique de framerate, mais l’ensemble manque de fluidité dans les transitions, et l’interface souffre de sa transposition directe depuis d’autres supports. Il s’agit clairement d’une version de secours, dénuée de toute optimisation dédiée, publiée probablement pour élargir la base installée et amortir le développement initial.
Killer Frequency n’est donc pas un jeu fondamentalement brisé, mais un jeu étranger à sa propre plateforme, qui aurait mérité d’être réadapté avec soin plutôt que simplement transposé. Un jeu pensé pour une immersion complète, sacrifié sur l’autel d’un support qui ne lui offre ni la précision, ni la lisibilité, ni la fluidité nécessaires pour briller pleinement.
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