
Il fut un temps où mourir signifiait disparaître. Aujourd’hui, le numérique refuse l’oubli. Les fantômes ne hantent plus les cimetières, mais les bases de données, les comptes figés dans le temps, les avatars laissés en suspens. Dead Account, signé Shizumu Watanabe, nous plonge dans cet entre-deux étrange, où le virtuel devient une prison et où les morts ne savent plus où aller.
Publié depuis 2023 dans le Weekly Shōnen Magazine et bientôt disponible en France chez Kurokawa, ce manga interroge la mémoire et l’héritage numérique à travers un thriller sombre, où l’on traque non plus des criminels, mais des identités errantes, des fragments d’âmes égarées sur les réseaux. Dans un monde où les profils survivent à ceux qui les ont créés, peut-on vraiment disparaître ?
Dans un monde où les morts ne disparaissent plus mais s’attardent dans les flux numériques, Dead Account tisse une intrigue à la fois intime et glaçante, où l’identité et la mémoire deviennent des prisons.
Le manga suit Sôji Enishiro, un adolescent de 15 ans qui s’est taillé une place sur les réseaux sous le pseudonyme d’Aoringo, un streameur provocateur, connu pour ses contenus borderline. Un dur à cuire, du moins en apparence. Car derrière ce masque d’insolence et d’arrogance se cache un garçon qui se débat dans une réalité autrement plus brutale : sa petite sœur Akari est gravement malade, et ses streams sont sa seule source de revenus pour payer les soins hors de prix qu’elle nécessite. Une célébrité gagnée à coups de clashs, de mises en scène choquantes et d’un mépris affiché pour les règles du jeu.
Mais l’univers d’Enishiro s’effondre brutalement le jour où Akari meurt. Alors qu’il pensait tout perdre, c’est là que Dead Account bascule dans l’étrange : le compte en ligne d’Akari se reconnecte. Messages cryptiques, publications qui n’auraient jamais dû exister, interactions impossibles… Quelque chose utilise son profil. Mais quoi ? Ou qui ?
Loin d’être un simple thriller surnaturel, Dead Account explore une société hantée par ses propres archives numériques. L’identité d’une personne peut-elle réellement s’éteindre dans un monde où les traces numériques sont éternelles ? Les réseaux sont-ils devenus des cimetières hantés ?
Au fil des chapitres, Sôji plonge dans un cauchemar technologique, une spirale où les frontières entre réel et virtuel s’effacent, où les comptes « morts » semblent agir d’eux-mêmes, où la moindre donnée oubliée peut se transformer en menace. Mizuki, une hackeuse de génie, l’accompagne dans cette descente aux enfers, traquant les anomalies du web profond tout en fuyant ses propres démons. Kiryû, un ancien modérateur de plateforme, devenu traqueur d’identités fantômes, le met en garde : ce qui rôde dans les profondeurs du réseau dépasse l’entendement humain. Il y a aussi « Le Faucheur », une silhouette insaisissable, mi-humain mi-algorithme, qui semble effacer tous ceux qui s’approchent trop près de la vérité.
L’histoire alterne entre course-poursuite haletante et réflexion troublante sur notre époque, où l’on croit contrôler nos données, alors qu’en réalité, elles nous survivent et nous échappent.
Dead Account ne se contente pas d’être un thriller high-tech : c’est une autopsie glaçante du monde connecté, où la vraie peur n’est pas celle des esprits, mais celle de ce qu’on laisse derrière nous.
Dans Dead Account, la peur ne surgit pas d’un monstre tapi dans l’ombre, mais d’un écran qui refuse de s’éteindre, d’un message qui s’affiche alors qu’il ne devrait plus exister, d’un compte qui continue de poster alors que son propriétaire est mort. La mise en scène joue sur cette tension entre réalité et virtualité, multipliant les décalages visuels pour instiller une angoisse sourde. Les espaces numériques prennent une forme presque organique, suintant une froideur oppressante, tandis que le monde réel semble progressivement se disloquer sous le poids des intrusions du passé.
Le découpage alterne entre une mise en page ultra-structurée et des explosions de chaos, suivant la logique des algorithmes. Certaines séquences imitent la lisibilité parfaite d’une interface web, avec des fenêtres de chat et des notifications envahissant les cases, tandis que d’autres plongent dans un désordre suffocant où les visages se morcellent, les cases s’effacent comme des fichiers corrompus, et la narration elle-même semble être parasitée. Cette mécanique narrative sert autant à dérouter le lecteur qu’à l’immerger dans la psychose numérique qui ronge Sôji.
Le manga exploite aussi l’absence. Dans certains passages, le silence devient une arme narrative aussi puissante que les dialogues. Une discussion coupée brusquement, une réponse attendue qui ne vient jamais, un téléphone qui continue de vibrer sans qu’on ose le toucher… L’angoisse ne réside pas seulement dans ce qui est montré, mais surtout dans ce qui manque, ce qui a disparu, ce qui persiste alors que cela ne devrait pas.
Les scènes de tension sont construites comme des glitchs émotionnels. Sôji voit des publications impossibles apparaître sur le compte d’Akari, et alors qu’il tente de les signaler, elles disparaissent. L’espace d’un instant, la case est vide, avant qu’un autre message surgisse, encore plus terrifiant. Ce jeu d’évanescence donne au récit une qualité spectrale : tout semble tangible, mais rien n’est fiable.
Mais la narration ne s’arrête pas au simple thriller. Derrière l’intrigue surnaturelle, Dead Account raconte une lutte contre l’oubli et la culpabilité, où la technologie devient à la fois un refuge et une malédiction. L’histoire ne cesse de poser une question obsédante : est-ce vraiment un fantôme qui hante ces réseaux, ou juste un souvenir que l’on refuse de laisser mourir ?
Dead Account ne se contente pas de raconter une histoire de fantômes numériques, il la dessine avec une précision clinique et une froideur oppressante. Shizumu Watanabe joue sur une dualité visuelle constante, opposant la clarté artificielle du monde numérique à la texture plus granuleuse et désenchantée du réel.
Les interfaces virtuelles sont d’une netteté chirurgicale, avec des bulles de texte épurées, des barres de notifications omniprésentes et des écrans aux couleurs froides qui contrastent brutalement avec la noirceur du monde tangible. Le numérique est propre, trop propre, comme un lieu où la vie a été purgée. À l’inverse, le quotidien de Sôji est marqué par une lourdeur visuelle : des rues saturées d’ombres, des décors grisâtres où la lumière artificielle semble incapable d’apporter la moindre chaleur.
Les visages sont un autre point fort du manga. Les expressions sont d’un réalisme glaçant, avec une attention portée aux détails subtils : les paupières gonflées par le manque de sommeil, les mâchoires crispées par la tension, les rides d’inquiétude qui marquent les traits de personnages pourtant jeunes. Sôji lui-même semble se déliter au fil des chapitres, son regard se vidant peu à peu à mesure qu’il perd pied avec la réalité.
Mais c’est surtout dans la représentation du surnaturel que Dead Account marque sa singularité. Ici, pas de monstres évidents ni d’effets d’horreur classiques. L’inquiétante étrangeté naît de petits décalages, d’un reflet qui bouge légèrement en décalé, d’un écran dont l’affichage semble légèrement corrompu, d’une page web qui se modifie sous les yeux du lecteur sans crier gare. L’angoisse vient de l’invisible, de l’inexplicable, de cette impression que quelque chose est faux mais sans qu’on puisse mettre le doigt sur quoi.
La mise en page elle-même semble parfois contaminée. Des séquences entières sont perturbées par des distorsions visuelles : des cases déformées comme si elles avaient été mal compressées, des bulles de texte floues comme si elles provenaient d’un enregistrement mal restauré, des visages partiellement effacés, comme rongés par un bug. L’impression qui s’en dégage est celle d’un manga hanté par sa propre histoire, d’un récit qui lutte pour ne pas être consumé par l’oubli numérique qu’il dénonce.
Enfin, l’absence de musique ou de son dans un manga est habituellement comblée par l’ajout d’onomatopées, mais ici, Dead Account joue avec le silence visuel. Des cases entières sans texte, des espaces vides, des bulles muettes, des moments où même les bruits de fond disparaissent, accentuant une impression de vide et d’absence. C’est un manga où l’absence de son devient une présence en soi, où le silence est plus terrifiant que le bruit.
Plus qu’un simple thriller visuel, Dead Account est une œuvre sensorielle, où chaque page semble sur le point de disparaître sous nos yeux, comme une connexion qui s’efface avant qu’on ait eu le temps de comprendre ce qui s’est vraiment passé.