Quand la légende arthurienne croise les ruelles crasseuses de Whitechapel, le résultat ne peut être qu’étrange. Et c’est précisément cette étrangeté que cherche à raviver Dance of Death: Du Lac & Fey, jeu d’aventure narratif développé par Salix Games, sorti à l’origine sur PC en 2019, puis porté sur Nintendo Switch le 27 janvier 2023, après un silence de presque cinq ans. Ce laps de temps devait permettre au titre de se refaire une beauté, d’adapter ses mystères à un nouveau support, de séduire un nouveau public.
Mais ce retour tardif ressemble bien davantage à une résurrection bâclée, un acte manqué vidéoludique où les ambitions narratives brillent de mille feux… tandis que tout le reste sombre dans une obscurité dont le jeu ne se relève jamais vraiment.
Alors, cette relecture gothique de la Table Ronde, emportée dans les entrailles du Londres victorien, parvient-elle à transcender les limites de son genre ? Ou reste-t-elle prisonnière d’un portage qui n’aurait jamais dû voir le jour ?
Du sang sur les légendes
Rarement une œuvre aura mêlé avec autant d’audace le mythe arthurien et la crasse victorienne. Dans Dance of Death: Du Lac & Fey, vous suivez les pas de Lancelot Du Lac et Morgane la Fée, tous deux maudits et immortels, condamnés à errer sans fin parmi les hommes qu’ils ont autrefois inspirés. En 1888, alors que le brouillard enveloppe les rues de Whitechapel et que l’Éventreur s’apprête à frapper une dernière fois, les deux immortels croisent le destin de Mary Jane Kelly, ultime victime connue du tueur. Commence alors une enquête occulte, hybride, étrange, où la magie et la misère s’entrelacent.
Le jeu aurait pu tomber dans le piège du patchwork narratif, mais il fait tout l’inverse : il tisse. Il relie. Il tord les codes. Et le résultat est une réécriture savoureuse, portée par une qualité d’écriture bien supérieure à la moyenne. Lancelot devient un dandy fatigué, flambeur romantique rongé par ses propres chimères, incarné avec brio par Gareth David Lloyd, connu pour ses rôles dans Dragon Age: Inquisition ou Torchwood. Morgane, frappée d’un sort cruel, est désormais une chienne douée de parole, réduite à errer dans un monde qui ne la comprend plus, mais capable d’échanger avec les animaux. Fey devient ainsi l’oreille du bestiaire londonien, un guide silencieux dans une ville qui grogne plus qu’elle ne parle.
Le jeu prend véritablement son envol avec l’arrivée de Mary Jane Kelly, figure tragique et lumineuse, ici réécrite comme une survivante capable de percevoir les manifestations surnaturelles. Le trio qu’elle forme avec Du Lac et Fey devient immédiatement le cœur battant de l’aventure : complémentaire, crédible, attachant. Lancelot négocie. Morgane enquête. Mary Jane ressent. Ce triangle narratif, solidement construit, donne au récit une dynamique rare, où chaque personnage porte une charge émotionnelle et narrative qui dépasse son archétype.
L’écriture s’appuie sur une documentation sérieuse. Le studio a fait appel à l’historienne Judith Flanders, spécialiste reconnue de l’époque victorienne et consultante sur Assassin’s Creed Syndicate, pour veiller à l’exactitude des lieux, des coutumes, des rapports sociaux. Cette rigueur historique vient renforcer la puissance du fantastique, en le confrontant à un quotidien d’une âpreté absolue : misère, sexisme, brutalité policière, pauvreté extrême. L’Angleterre de 1888 est un théâtre de sang où les mythes viennent mourir dans les caniveaux, loin de toute légende chevaleresque.
Mais si le récit fascine, c’est aussi grâce à son langage riche, ses dialogues ciselés, sa volonté de proposer une aventure narrative mature et littéraire, portée par des comédiens habités. Perdita Weeks, Alexandra Roach, et Gareth David Lloyd livrent tous trois des performances nuancées, sensibles, qui donnent vie à ces figures hantées par des siècles de mémoire.
Dance of Death: Du Lac & Fey n’est pas seulement un bon scénario. C’est un monde de mots et de blessures, un théâtre tragique où les figures arthuriennes ne sauvent plus personne… mais tentent encore de réparer, maladroitement, ce qui peut l’être.
Point & Crash
Sous son vernis littéraire soigné, Dance of Death: Du Lac & Fey reste un Point & Click au sens classique du terme. Exploration, dialogues à choix multiples, collecte d’indices, combinaisons d’objets… les fondations sont connues, balisées, et ne cherchent pas la révolution. Pourtant, malgré l’efficacité de son écriture, c’est précisément dans cette structure ludique que le jeu s’effondre, en particulier sur Nintendo Switch, où le portage s’apparente à une tragédie technique.
Dès le lancement, les temps de chargement frôlent l’indécence. Il faut parfois attendre plus d’une minute pour atteindre le menu principal, et chaque changement de zone impose une transition plombée par de longs écrans noirs. Le rythme du jeu, qui repose normalement sur une alternance fluide entre exploration, observation et narration, se trouve totalement brisé, transformant chaque déplacement en corvée et chaque interaction en épreuve de patience.
Et ce n’est là que la première fissure. Une fois en jeu, les problèmes se multiplient. La mise en scène, censée porter les dialogues et les moments clés du récit, est catastrophique. La règle des 180°, pourtant élémentaire dans tout jeu narratif, est régulièrement violée : les angles de caméra changent sans logique, les champs-contrechamps sont désynchronisés, et les dialogues sont filmés comme des plans fixes de surveillance, figés et impersonnels. Le jeu semble souvent mal comprendre où se trouvent ses propres personnages dans l’espace.
L’exploration souffre d’un mal plus profond encore : la caméra est inepte. Mal placée, mal orientée, incapable de suivre le joueur de manière cohérente, elle rend les déplacements pénibles, voire absurdes. Vos personnages se heurtent aux décors, prennent des virages imprévus, avancent à l’aveugle. On a rarement vu une telle approximation dans un jeu du genre. Chaque scène devient un labyrinthe illisible où l’avatar se déplace comme s’il marchait sur une scène inclinée, en équilibre précaire.
Mais le pire reste à venir. L’éclairage — ou plutôt son absence — ruine littéralement l’expérience. Le jeu est sombre. Profondément. Anormalement. Et il ne s’agit pas d’un choix artistique : les personnages sont souvent invisibles, les décors illisibles, et les éléments interactifs camouflés dans des ombres opaques. Pour un Point & Click, genre où l’analyse visuelle est primordiale, cette absence de lisibilité devient une sentence : on ne joue plus, on tâtonne. On clique au hasard. On cherche l’interrupteur dans une pièce sans lumière.
À cela s’ajoute une maniabilité flottante, où les héros semblent glisser sur le sol, sans poids, sans précision, comme sous l’emprise d’un ivresse permanente. Les interactions souffrent d’une latence pénible, d’un curseur mal calibré, et d’une absence totale de feedback visuel. Il ne s’agit pas ici d’un défaut ponctuel. C’est un défaut structurel, qui trahit un portage fait dans l’urgence, sans optimisation, sans recalibrage pour le support hybride qu’est la Switch.
Sur PC, ces défauts étaient déjà sensibles. Sur Switch, ils deviennent crippants. Ils détruisent la fluidité, anéantissent l’immersion, et finissent par rendre l’aventure, pourtant si bien écrite, littéralement désagréable à parcourir.
Lumières éteintes, voix éclatantes
Dans Dance of Death: Du Lac & Fey, le contraste entre l’ambition sonore et la pauvreté visuelle est saisissant. Là où la direction artistique peine à maintenir la tête hors de l’eau, la bande-son et les doublages, eux, s’imposent avec une classe rare, portant à bout de bras une atmosphère que l’image ne parvient pas à traduire.
Sur le plan graphique, le jeu accuse douloureusement son âge. Modèles rigides, textures ternes, animations mécaniques… rien ici ne vient faire illusion. Le style visuel, pourtant volontairement théâtral, échoue à convaincre : les expressions faciales sont absentes, les mouvements saccadés, et la mise en scène figée. Ce n’est pas une esthétique vieillissante. C’est un ensemble technique daté, resté coincé quelque part entre l’ère PlayStation 3 et les standards mobiles, sans jamais se hisser au niveau de ses ambitions narratives.
Mais ce n’est pas tant l’ancienneté graphique qui choque. C’est la gestion catastrophique de l’éclairage, qui transforme chaque décor en gouffre noir. Les visages disparaissent dans les ombres, les éléments de décor sont indistincts, les environnements plongés dans une obscurité si mal gérée qu’elle nuit frontalement à l’ergonomie. Ce qui pourrait passer pour un choix atmosphérique sur une scène dramatique devient un obstacle récurrent, usant, frustrant — un sabotage involontaire du gameplay, pour un genre qui repose justement sur la lisibilité des lieux et des objets.
Et pourtant, dans ce marasme visuel, le son sauve tout ce qu’il peut. La bande originale, orchestrale, nuancée, élégante, épouse parfaitement les tons du récit : sombre sans être pesante, mélancolique sans surjouer, elle accompagne les événements avec retenue et intelligence. C’est une musique au service de la narration, qui sait disparaître quand il le faut, mais aussi souligner l’absurde, le danger, ou l’émotion d’une scène, avec un sens du timing presque cinématographique.
Mais ce sont les doublages qui dominent la partition sonore. En confiant les voix à des comédiens chevronnés comme Gareth David Lloyd (inoubliable Solas de Dragon Age) pour Lancelot, Perdita Weeks pour Fey, ou encore Alexandra Roach pour Mary Jane Kelly, Salix Games démontre un respect total pour son script. Ces performances ne se contentent pas d’illustrer le texte : elles l’incarnent avec intensité, subtilité, et une palette émotionnelle rarement atteinte dans une production indépendante. Même les seconds rôles bénéficient d’une direction d’acteurs solide, apportant à chaque échange une consistance théâtrale bienvenue.
Il est presque cruel de constater à quel point le son raconte mieux que l’image, et à quel point ces voix vibrantes se retrouvent piégées dans un écrin visuel trop sombre, trop figé, trop approximatif pour leur rendre justice.
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