Sorti en 2014, Child of Light s’était imposé comme un OVNI lumineux dans la production d’Ubisoft Montréal : un conte interactif au parfum d’enfance, un RPG en vers libres, une œuvre dessinée à l’aquarelle. En 2018, le jeu revient sur Nintendo Switch sous la forme d’une Ultimate Edition, regroupant le titre original et ses contenus additionnels — l’occasion rêvée de redécouvrir Lemuria, ce monde suspendu entre la poésie et les larmes, dans le creux des mains.
Mais qu’en reste-t-il, des années plus tard ? L’enchantement survit-il au passage du temps et au format portable ? Le charme opère-t-il encore, ou s’est-il évaporé comme une lumière d’aurore oubliée ?
Vers l’ombre en vers, un cœur en quête d’aurore
Vous incarnez Aurora, fillette rousse d’un royaume d’Autriche oublié, arrachée à la vie et projetée dans Lemuria, contrée rongée par les ténèbres. La reine de la nuit, Umbra, a volé le soleil, la lune et les étoiles. Votre quête : restaurer la lumière et retrouver votre père, laissé derrière le voile de la mort. Le récit de Child of Light tient du conte initiatique autant que de la tragédie lyrique — une épopée minuscule portée par une plume délicate.
L’écriture adopte un pari audacieux : tout est en vers rimés. Dialogues, réflexions, exclamations — chaque ligne est ciselée comme une strophe. Ce choix formel, unique dans le paysage vidéoludique, peut déconcerter. Mais il inscrit immédiatement Child of Light dans une esthétique de la légèreté et du rêve, où chaque mot participe à l’enchantement.
Aurora n’est pas une héroïne conquérante. Elle doute, elle trébuche, elle apprend. Son évolution — de l’enfant fragile à la lumière combative — trouve un écho dans ses compagnons de route : un bouffon mélancolique, un nain insomniaque, une sorcière exilée… Chacun, derrière la caricature apparente, révèle une fêlure, une nuance. Les dialogues, simples mais sincères, esquissent des liens humains sous la surface féérique.
Le monde de Lemuria, peuplé de créatures de papier et de chagrins oubliés, fonctionne comme un miroir inversé de l’héroïne. C’est un théâtre d’ombres, traversé de lueurs discrètes. Et si l’intrigue reste classique dans sa structure — quêtes d’objets célestes, confrontation finale — elle brille par sa cohérence émotionnelle. Rien n’est criard, tout est murmuré.
La version Ultimate ne modifie en rien cette ossature narrative. Les contenus additionnels sont cosmétiques ou anecdotiques — quelques quêtes secondaires, des objets mineurs — qui n’altèrent ni le rythme, ni la force poétique du récit.
Voler entre les vers, combattre dans la lumière
Child of Light est un jeu de contrastes maîtrisés. À la légèreté de ses vers répond la rigueur d’un gameplay bien ancré dans la tradition du RPG japonais, que la version Switch transpose sans encombre. Exploration latérale, combats au tour par tour, arbre de compétences à embranchements — rien n’est révolutionnaire, mais tout s’imbrique avec une élégance désarmante.
L’exploration se fait en 2D, dans des niveaux semi-ouverts, où Aurora apprend vite à voler. Ce mouvement vertical change tout : il supprime la pesanteur, fluidifie la navigation et transforme chaque environnement en terrain de jeu poétique. On glisse entre les racines, on survole les ruines, on frôle les étoiles. Les zones regorgent de coffres, de fragments de lore, de puzzles mineurs, qui prolongent l’aventure sans jamais la diluer.
Côté combat, le système repose sur une ATB (Active Time Battle) simplifiée, où le timing prime sur la puissance brute. Vous contrôlez deux personnages à la fois, avec la possibilité de les échanger librement. Le cœur stratégique réside dans la gestion de la barre d’action : interrompre un ennemi au bon moment, ralentir sa progression, accélérer la vôtre.
Mais la vraie trouvaille s’appelle Igniculus. Cette luciole flottante, contrôlable en parallèle via stick ou écran tactile, peut ralentir les adversaires, soigner légèrement les alliés, ou révéler des secrets d’environnement. Elle ajoute une couche de micro-gestion permanente, douce mais essentielle, et permet même des combats asymétriques à deux joueurs sur une seule console.
Le système de progression repose sur des points de compétence répartis dans des arbres modulables, et des oculi à combiner pour améliorer armes ou résistances. Rien de complexe, mais une granularité suffisante pour maintenir l’intérêt du joueur jusqu’aux derniers affrontements, notamment les boss, plus exigeants, où chaque interruption ratée peut coûter cher.
Seul bémol : le début de l’aventure manque de tension. Le système ne dévoile sa richesse qu’avec la multiplication des compagnons et des pouvoirs. Une montée en puissance qui demande patience et persévérance, mais finit par offrir une vraie récompense tactique.
Aquarelles et murmures de piano
Il ne s’agit pas d’un jeu « joli ». Il s’agit d’un jeu peint, un monde suspendu entre les pages d’un grimoire oublié. Child of Light est une fresque vivante. Chaque décor — forêt assoupie, château en ruine, désert d’encre — semble posé au pinceau humide, comme si l’univers tout entier n’existait que pour être regardé dans le silence. Le style graphique, inspiré des illustrations de livres pour enfants, combine aquarelles délicates et animations feutrées pour créer une atmosphère de rêverie perpétuelle.
Les personnages sont animés comme des marionnettes de papier, flottant entre les couches de décors, jamais vraiment ancrés. Cette fragilité apparente est volontaire. Elle fait écho à la nature même de Lemuria, monde fantasmé entre la vie et la mort. Même en mode portable sur Switch, la lisibilité reste parfaite, la finesse des dessins étant conservée sans compromis majeur. Seules de légères pertes de contraste peuvent apparaître sur des arrière-plans très clairs.
Mais c’est dans le son que Child of Light se transcende. La bande-son signée Cœur de Pirate ne fait pas qu’accompagner le jeu — elle le berce, le ponctue, le colore. De simples accords de piano deviennent des battements de cœur. Les cordes pleurent avec Aurora, les crescendos enveloppent les combats d’un souffle tragique. Les thèmes sont mélodiques mais discrets, évanescents comme les souvenirs d’un rêve. Aucun thème ne s’impose avec violence : tous se glissent, comme des pensées au bord du sommeil.
Les effets sonores sont discrets mais précis : bruissements d’ailes, éclats de lumière, souffles magiques. Le doublage, très minimal, laisse toute la place au texte, qui reste roi dans cet univers de rimes.
Child of Light ne cherche pas à éblouir. Il chuchote à l’oreille, en image comme en son, et laisse derrière lui une trace douce, presque douloureuse, comme une chanson murmurée à la tombée du jour.
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