Le monde n’a pas explosé. Il s’est juste réorganisé. Silencieusement. En coulisses. Un matin, sans prévenir, les lois de la physique ont cédé la place à celles du jeu. Des barres de vie, des arbres de compétences, des notifications invisibles pour les profanes. Et au milieu de ce cataclysme abstrait, un homme se réveille — pas élu, pas destiné — juste un être humain doté d’un rare instinct de survie. System Universe, premier tome de la saga Immortels écrite par SunriseCV et publiée en français par Lorestone le 16 janvier 2025, n’est pas un simple roman de genre. C’est un miroir numérique tendu au visage de notre fascination moderne pour le contrôle, l’optimisation, la mécanique de l’efficacité.
Le genre LitRPG, jusqu’alors confidentiel en francophonie, trouve ici un porte-étendard brutal et méthodique. Pas d’elfes éthérés, pas de royaumes à sauver : seulement un monde brutalement « systémisé », où l’on tue, on forge, on absorbe, on choisit un talent passif en ignorant que chaque ligne de code est aussi une ligne de faille dans le destin humain. Et vous, lecteur, n’êtes jamais spectateur passif. Vous êtes ce joueur parasite, témoin silencieux du grinding, du min-maxing, du perfectionnement qui n’a qu’un but : survivre, en se déracinant un peu plus à chaque montée de niveau.
Mais derrière les chiffres, les menus, les catégories de loot, une question obsédante émerge : dans un univers entièrement régi par des règles, que reste-t-il du libre arbitre ? Et surtout, que vaut une conscience humaine quand elle devient un algorithme optimisé pour tuer ?
Grind mental et solitude statistique
Il n’y a pas de prophétie. Pas d’oracle. Pas même de déclencheur identifiable. Le monde a simplement basculé dans un modèle. Un système. Et System Universe ne s’encombre pas d’effets dramatiques : il ouvre sur la routine, sur la normalité d’un quotidien désormais structuré par des compétences, des talents, des niveaux à gravir. C’est dans cette brutalité abstraite que Derek, personnage principal sans panache ni mission sacrée, commence sa mue.
Il n’a pas été choisi. Il n’a pas de quête. Il est là, parmi tant d’autres, dans un monde réinitialisé qui n’a de jeu que la structure. Ce que System Universe réussit ici, c’est la mise en place d’un protagoniste radicalement humain dans un contexte déshumanisé. Derek est animé par une volonté de compréhension, non de gloire. Il n’a ni mentor, ni compagnon fidèle, ni appel au combat. Il avance, seul, dans un silence mental saturé d’interface. Et c’est là que l’écriture frappe juste : on ne lit pas un récit héroïque, mais une forme d’autopsie progressive de l’instinct de survie.
Chaque montée de niveau devient une opération à vif sur le sens même de la progression. Choisir une compétence, ce n’est pas évoluer : c’est renoncer à autre chose. S’armer, ce n’est pas gagner : c’est perdre du temps d’analyse. Loin des récits d’ascension flamboyante, System Universe construit une spirale de solitude, d’optimisation anxieuse, où Derek, au fil de son avancée, se déshumanise sans l’avouer, emporté par la logique interne du système qu’il habite.
Les rares interactions sociales du roman sont marquées par une méfiance mécanique. Les personnages secondaires, plus archétypaux, semblent eux-mêmes filtrés par une interface : ils s’échangent des infos, des deals, des ressources… mais jamais des émotions durables. L’univers est mathématique, et tout y devient transaction. Il n’y a pas d’alliances, seulement des gains marginaux attendus. Et si l’amitié devait renaître, ce serait en termes d’avantage coopératif, d’affinité de build.
C’est là toute la noirceur — et la lucidité — de ce premier tome : il raconte comment l’homme, même libre, choisit de s’enfermer dans une structure s’il pense y survivre mieux. Et dans cette logique d’accomplissement par la fiche de personnage, Derek devient le miroir d’une génération fascinée par les jauges, les ratios, la pure efficacité.
System Universe ne cherche pas l’empathie. Il vous pousse à comprendre un homme qui ne parle plus qu’en termes de cooldowns et d’efficacité énergétique. Et il le fait si bien qu’à la dernière page, vous vous surprenez à évaluer votre propre journée en points d’expérience.
L’élégance du grind, la tyrannie des choix
Dans System Universe, la narration n’est jamais séparée du système. Elle est le système. Là où tant de récits LitRPG se contentent de greffer des interfaces de jeu sur des intrigues linéaires, SunriseCV fait l’inverse : il écrit un monde construit par et pour ses mécaniques, jusqu’à rendre tout événement dépendant d’une ligne de code invisible, d’un algorithme qui ne faiblit jamais.
Le système est omniprésent, mais il n’est jamais décoratif. Il évolue, se complexifie, révèle des sous-couches — et surtout, il exige du lecteur qu’il joue avec lui. Car Derek, pour survivre, ne peut se contenter d’enchaîner les quêtes ou de tuer des monstres de plus en plus puissants. Il doit réfléchir en termes de build, de spécialisation, d’arbitrage permanent entre puissance brute et endurance, mobilité et défense, progression immédiate ou bénéfice différé. System Universe ne propose pas de héros invincible : il impose la lente montée d’un survivant stratège, qui apprend à penser comme une IA dans un monde sans pitié.
L’intelligence du texte, c’est de ne jamais ralentir le rythme en expliquant son système. Il le montre, il l’applique, il en fait une langue secondaire, une musique en arrière-plan qui structure tout. Chaque gain de compétence, chaque point distribué est l’occasion d’un calcul, d’une réflexion sur les conséquences. Et à chaque avancée, une sensation tenace : celle que toute progression est une dette future. Le monde est équilibré pour tuer, pas pour récompenser.
Même les combats, pourtant nombreux, sont traités comme des puzzles logiques plutôt que des exploits épiques. On n’affronte pas des ennemis : on affronte leurs statistiques. On ne gagne pas grâce à son courage, mais grâce à l’analyse du terrain, à l’exploitation méthodique des failles du système. Et cette approche, loin de déshumaniser le récit, en fait un objet littéraire singulier : un roman où l’optimisation devient une forme de tension dramatique, où la moindre décision engage votre avenir.
L’interface elle-même devient un personnage — silencieux, inflexible, mais omniscient. Elle vous parle, vous rappelle vos échecs, vos possibilités non exploitées, vos erreurs de build. Et elle ne vous juge jamais : elle se contente de vous offrir les outils pour devenir efficace… ou pour mourir lentement.
En refusant toute forme de compassion narrative, System Universe impose une esthétique froide, clinique, où l’excellence n’est pas un luxe, mais une condition de survie. C’est une expérience de lecture paradoxalement intense, où chaque page devient un écran, chaque chapitre une session de progression minutée.
Pixels mentaux et mondes sans lumière
Le monde de System Universe n’est pas décrit. Il est généré. Par petites touches, par descriptions fonctionnelles, par lignes de code implicites. Ce n’est pas un univers qui respire — c’est un espace qui calcule. Et c’est précisément ce refus de l’illustration pittoresque, cette esthétique sèche et mécanique, qui donne à l’ensemble sa puissance dérangeante. Le décor n’est pas un tableau, c’est une interface. Un arrière-plan paramétré pour servir des événements, pas pour émerveiller.
Il n’y a pas de forêts luxuriantes, pas de montagnes sublimes ni de cités d’ivoire. Il y a des zones. Des environnements codés selon des logiques d’hostilité. Des biomes générés non pour le plaisir du regard, mais pour tester vos résistances, vos builds, vos stratégies. Chaque lieu est un module, une variable dans l’équation globale. Et lorsque Derek progresse, il ne traverse pas des paysages : il franchit des seuils de difficulté, des niveaux de menace. Ce n’est pas un voyage. C’est une simulation.
La narration de SunriseCV épouse parfaitement cette vision anti-romantique. Pas de métaphores étirées, pas de lyrisme creux : la langue est efficace, sèche, chirurgicale, comme un prompt de terminal système. Pourtant, derrière cette sécheresse apparente, se dessine une ambiance poisseuse, sourde, presque anxiogène. Car l’absence de couleurs, de sons, de textures sensuelles, crée un vide. Et dans ce vide, la paranoïa se développe. L’étrangeté. L’inconfort. On sent qu’on n’est pas dans un monde vivant, mais dans une matrice en attente d’exécution.
La “bande-son”, elle, est mentale. On l’imagine plus qu’on ne l’entend. Le bourdonnement sourd de l’interface. Le bip sec d’un gain d’expérience. Le clic nerveux des menus qu’on parcourt à la recherche d’une stat optimisable. La tension sonore vient de l’accumulation : la lecture elle-même devient bruit, saturation, surcharge cognitive. Comme si le texte vous forçait à internaliser son propre système.
Enfin, Derek lui-même devient un élément de cette esthétique : un personnage sans description précise, presque sans visage, dont la seule identité réelle est son tableau de compétences. Il n’est pas un héros visuel, mais une présence en construction, une somme de valeurs, un fantasme d’efficacité. Et ce choix — radical — fait de System Universe un objet rare : un roman qui refuse l’illustration pour lui préférer l’interface comme esthétique.
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