Il y a des silhouettes qui traversent l’histoire sans jamais révéler leur visage. Des ombres fuyantes, tantôt fantasmées, tantôt redoutées, que les siècles n’ont su figer. Le ninja, figure tutélaire du Japon médiéval, en est le parfait exemple. Tour à tour espion, assassin, saboteur ou messager de l’ombre, il a nourri autant de légendes que de malentendus, pris en étau entre folklore populaire et manipulations politiques. Avec Histoire des ninjas – Hommes de main et espions dans le Japon des samouraïs, publié en octobre 2024 aux éditions Tallandier, l’historien Pierre-François Souyri relève le pari de réconcilier mythe et réalité, en menant une enquête érudite, rigoureuse et parfois déroutante sur ces invisibles de l’histoire japonaise.
Loin des stéréotypes hollywoodiens et des clichés véhiculés par la pop culture, cet essai dévoile une fresque nuancée, construite à partir d’archives japonaises traduites avec précision, de chroniques militaires du XVe au XIXe siècle, et d’un examen critique des réinterprétations modernes. Mais plus qu’un simple travail de documentation, Histoire des ninjas interroge notre rapport à la mémoire, à la construction des figures historiques, et à cette fascination persistante pour ceux qui échappent à la lumière.
Souyri ne propose pas ici un récit linéaire ou romancé. Il convoque des textes anciens, analyse les glissements terminologiques autour du mot ninja (shinobi, rappa, kage…), et remonte le fil d’un malentendu culturel globalisé, où les figures du cinéma et du manga ont fini par redessiner les contours d’une réalité bien plus terre-à-terre. On est loin du justicier acrobatique ou du maître de ninjutsu vêtu de noir : on découvre des paysans recrutés à la va-vite, des experts en déguisement, des collecteurs d’informations ou des saboteurs au service des seigneurs de guerre. Bref, des professionnels de la débrouille dans un Japon fracturé par les conflits et la paranoïa féodale.
Mais derrière cette quête de vérité historique, une autre question se dessine, plus contemporaine, plus insidieuse : pourquoi le monde moderne a-t-il tant besoin de réinventer ses propres fantômes ?
Des ombres sans visages, des récits sans héros
Dans Histoire des ninjas, Pierre-François Souyri ne raconte pas l’histoire d’un homme, ni même celle d’un groupe uni par un code ou une lignée cachée. Il démonte précisément cette illusion. Il n’y a pas de « clan des ninjas » au sens où l’imaginaire collectif l’a figé. Pas de figures héroïques aux noms mythiques traversant les âges en maniant des shurikens sous la lune. Ce que le livre révèle, c’est la nature profondément fragmentée, locale et pragmatique de ces acteurs de l’ombre que furent les shinobis.
Les « ninjas » ne sont pas des figures romanesques, mais des exécutants, parfois des marginaux, souvent des gens sans statut, employés pour des missions spécifiques dans le tumulte des guerres féodales japonaises. Souyri s’appuie notamment sur des chroniques de batailles comme celles de la guerre d’Ōnin (1467-1477), où l’on retrouve trace de ces agents opérant la nuit, détruisant des vivres, semant la confusion ou brûlant des entrepôts. Il replace chaque mention dans son contexte, rappelant que les « hommes de l’ombre » ne sont pas toujours des assassins spectaculaires, mais bien souvent des informateurs ou des éclaireurs dénués de tout glamour.
La force du récit de Souyri tient dans son refus de céder à la tentation du spectaculaire. Il préfère plonger dans les archives, parfois rédigées en kanbun, pour en extraire des noms obscurs, des anecdotes militaires lacunaires, et même des critiques contemporaines du shinobi, considéré alors comme un personnage méprisable, fourbe, sans loyauté. L’auteur rétablit ainsi une vérité âpre : dans un Japon féodal dominé par le bushidō, ces individus étaient nécessaires mais méprisés, utiles mais indésirables, indispensables mais bannis des grandes chroniques épiques.
Loin de tout manichéisme, le livre souligne aussi que certains daimyō, comme le célèbre Tokugawa Ieyasu, ont su instrumentaliser les shinobis pour contrôler les provinces lointaines, semer la division ou abattre discrètement leurs rivaux. L’ouvrage met ainsi en lumière une véritable « culture de la subversion » dans la tactique militaire japonaise, trop longtemps effacée par l’imagerie romantique du samouraï loyal et frontal.
Ce que Souyri parvient à faire ici, c’est un renversement du regard : le ninja cesse d’être un héros en devenir pour redevenir un outil dans les mains du pouvoir. Une figure écrasée par les rapports de force, réduite à ses fonctions, et dont les voix ne nous parviennent jamais directement. Aucun journal, aucun témoignage personnel ne subsiste : seulement des mentions, des accusations, des résultats. Et c’est dans ce vide qu’émerge toute la puissance silencieuse de ces fantômes historiques.
Entre déconstruction et méthodologie invisible
Dans un champ historiographique souvent parasité par les fantasmes, Histoire des ninjas adopte une structure rigoureuse mais fluide, qui déconstruit pierre après pierre l’édifice imaginaire bâti autour de ces figures silencieuses. Pierre-François Souyri ne suit pas un plan chronologique classique : il préfère une progression en spirale, qui revient sans cesse sur les mêmes termes, les mêmes sources, en les recontextualisant, en les confrontant à de nouvelles hypothèses. Ce n’est pas une narration, c’est une enquête. Et dans cette enquête, le doute est une arme aussi tranchante qu’un kunai.
L’auteur mobilise un outillage historiographique exigeant, convoquant à la fois les chroniques japonaises médiévales (comme les Gukanshō, Taiheiki ou Buke Myōmokushō), les archives militaires de l’époque Sengoku, et les écrits plus récents, produits à l’ère Edo, quand les figures du shinobi ont commencé à être stylisées, voire totalement inventées. Il ne s’agit pas d’un simple travail de compilation : Souyri analyse, contextualise, compare, interroge la validité même de chaque témoignage, chaque terme. Que signifie « shinobi » à telle époque ? Est-il utilisé comme insulte, comme description militaire, comme élément de propagande ?
Chaque concept est ainsi désossé avec méthode. Le fameux ninjutsu, par exemple, n’apparaît que très tardivement comme art structuré. Loin d’être une tradition martiale antique, il s’agit plutôt d’un réassemblage idéologique opéré au XXe siècle, notamment par les promoteurs modernes de la « ninja pop culture », comme Fujita Seiko ou Masaaki Hatsumi. Ces figures, présentées parfois comme des « héritiers » de lignées millénaires, sont replacées dans le contexte du Japon d’après-guerre, avide de figures identitaires recyclables pour l’exportation culturelle.
Souyri s’attarde aussi sur la manière dont les institutions japonaises elles-mêmes ont participé à la reconstruction (et à la marchandisation) du mythe ninja, notamment à travers les musées, les parcs à thème, les publications touristiques, ou les manuels de ninjutsu pseudo-historiques. Là où d’autres auraient dénoncé un folklore corrompu par l’économie, l’auteur préfère adopter une posture clinique : il observe, décrit, et laisse au lecteur le soin de mesurer l’écart entre le réel historique et le spectacle mondial.
Enfin, la force de l’essai tient à sa capacité à rendre lisible une matière souvent aride. Souyri écrit avec clarté, sans céder à la vulgarisation creuse. Il assume les zones d’ombre, il explicite ses doutes, il précise quand les sources manquent. Ce refus de remplir les blancs par de la fiction rend l’ouvrage d’autant plus percutant : il y a ici plus de rigueur que de récit, plus de méthode que de narration, et c’est précisément ce qui donne à cette « histoire des ninjas » toute sa force.
L’encre contre le fantasme : élégance discrète et rigueur acérée
Il faut du courage pour affronter les figures les plus galvaudées de l’imaginaire collectif sans tomber dans le sarcasme ou la démystification facile. Dans Histoire des ninjas, Pierre-François Souyri choisit une plume d’une sobriété maîtrisée, précise comme un trait de pinceau sumi-e, mais toujours animée d’un souci de clarté pédagogique. Pas d’envolées lyriques, pas d’afféteries : le texte avance avec la régularité silencieuse d’un shinobi en mission, posant à chaque page des jalons historiques aussi tranchants que les armes qu’il décrypte.
Loin de toute aridité académique, le style de Souyri est net, dépouillé, mais vivant, capable d’articuler sans heurts des notions aussi complexes que les usages politiques du mythe ninja ou les biais historiographiques des sources japonaises. Chaque chapitre est structuré autour d’une idée forte, toujours précédée de rappels terminologiques, d’exemples concrets, et d’un effort constant de contextualisation. Ce n’est pas un livre qui cherche à séduire, mais à convaincre, et sa réussite stylistique repose précisément sur cette retenue calculée, presque ascétique.
Il y a pourtant une forme de beauté discrète dans la manière dont le texte navigue entre les strates du temps, entre les sources médiévales et les récupérations modernes. Comme dans un estampage à plusieurs niveaux, les couches se superposent sans jamais se contredire, révélant un paysage intellectuel d’une étonnante densité. L’élégance du propos vient de cette capacité à faire coexister le factuel et la critique, le détail et la vision d’ensemble.
L’essai se distingue également par son rythme maîtrisé : pas de digressions inutiles, pas de répétitions, mais une progression continue qui mène du particulier au général, de l’anecdote à l’analyse. Même les passages consacrés à l’iconographie ninja dans la culture pop japonaise (cinéma, manga, parc à thème) sont traités avec une rigueur rare, sans moquerie ni complaisance, mais avec une conscience aiguë de ce que signifie la perpétuation d’un mythe en dehors de son terreau historique.
L’ouvrage ne cherche pas à impressionner : il s’impose par sa constance. Pas de grands effets, pas de « punchlines », mais une écriture posée, rigoureuse, où chaque mot pèse. Et c’est précisément cette austérité assumée qui donne au livre sa force — une esthétique de la justesse, au service d’un travail de sape contre les illusions narratives les plus ancrées.
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