Il y a des récits oubliés qui, à peine déterrés, réveillent des souvenirs que l’on croyait enfouis. Gibbet Hill, publié le 9 avril 2025 chez Bragelonne, appartient à cette catégorie de textes maudits qu’on exhume avec une forme de crainte respectueuse. Car il ne s’agit pas d’un inédit mineur, ni d’une anecdote académique exhumée pour flatter les amateurs de curiosités victoriennes : ce court récit retrouvé de Bram Stoker, longtemps resté dans l’ombre de Dracula, frappe par sa noirceur sèche, son étrangeté dérangeante, et la violence sourde qui exsude sous chaque mot.
Écrit dans les années 1890 mais jamais publié du vivant de son auteur, Gibbet Hill fut redécouvert en 2023 dans les archives du Trinity College de Dublin, avant d’être restauré, annoté, illustré et publié en version bilingue dans cette édition française soignée. Le texte, modeste par sa longueur, n’en est pas moins un condensé de l’esthétique gothique la plus vénéneuse : une campagne anglaise rongée par la mémoire des pendus, une voix intérieure qui s’effiloche, et trois enfants trop calmes, trop précis, pour n’être que de passage.
À mi-chemin entre la parabole cauchemardesque et le récit d’obsession coloniale, cette Colline au gibet pose une question que peu osent encore formuler à haute voix : que reste-t-il du monstre, quand c’est la normalité elle-même qui se décompose ?
L’innocence s’égare, le serpent rampe
Un promeneur solitaire, en quête d’air pur et d’une échappée belle dans la campagne anglaise se rend vers Gibbet Hill, un lieu aux accents sinistres dont le nom évoque la potence, la mort lente et l’oubli prémédité. Un simple promontoire balayé par le vent, pourrait-on croire. Mais dans cette terre, quelque chose attend. Ou plus précisément trois enfants : deux filles indiennes, un jeune garçon blond. Et le serpent qui semble sous leur charme.
La structure narrative de Gibbet Hill est trompeusement simple. Le narrateur, jamais nommé, croise ces enfants dans un décor champêtre. S’ensuit une scène étrange, au cours de laquelle les enfants semblent maîtriser l’animal avec une autorité quasi surnaturelle. Ils ordonnent, il obéit. Et ce jeu inquiétant se transforme peu à peu en cérémonie. Ce n’est pas une rencontre fortuite. C’est un jugement. Un transfert. Un sacrifice.
À mesure que le récit avance, un sentiment de dépossession s’empare du lecteur. Le serpent — ou son esprit — semble s’infiltrer en lui. Il devient l’outil de quelque chose d’autre. Et ce quelque chose, Stoker ne le nomme jamais vraiment. Il suggère, il insinue, il laisse pourrir le doute dans les plis du non-dit.
Les enfants, quant à eux, forment un trio dérangeant. À la fois trop sages et trop précis dans leurs gestes, ils incarnent une inversion de l’innocence, une autorité précoce, presque divine. Ce ne sont pas des enfants au sens moral du terme : ce sont des agents d’un monde ancien, oubliés des hommes mais fidèles à un ordre bien plus ancien que la justice victorienne. On ne sait rien d’eux, et c’est précisément cette absence de profondeur explicite qui leur confère une puissance mythologique.
Le texte, sans jamais recourir aux effets spectaculaires du roman gothique classique, cultive une étrangeté sourde, une horreur qui se nourrit du silence et du non-sens. Les critiques britanniques ont souligné à juste titre cette capacité du récit à évoquer la perte du soi par contamination, une thématique qui traverse toute l’œuvre de Bram Stoker, de Le Joyau des Sept Étoiles à Dracula. Sauf qu’ici, point de vampire : juste la sensation insidieuse d’avoir été choisi, marqué, puis vidé.
Gibbet Hill, parvient à raviver tout un imaginaire colonial et spirituel sans jamais l’exposer frontalement. Les enfants indiens, perçus à travers le regard d’un Anglais d’époque, incarnent une menace diffuse, presque hallucinée. L’Empire, dans ce texte, ne domine pas : il craint, fuit, perd la voix. Et ce retournement est sans doute ce qui rend ce récit si perturbant pour un lecteur contemporain.
Encres mortes et lignes vivantes, quand le papier saigne encore
Chez Bragelonne, on sait comment habiller les fantômes. Cette édition de Gibbet Hill, malgré son format modeste, fait preuve d’un soin éditorial exemplaire. La mise en page est sobre mais élégante, avec une police confortable, un papier légèrement ivoire qui évoque les recueils anciens, et surtout, un équilibre parfait entre le texte anglais d’origine et sa traduction française, présentée en vis-à-vis.
La traduction, signée par Maxime Le Dain, parvient à conserver la sécheresse élégante de Stoker tout en adaptant avec intelligence les subtilités d’époque. Les phrases ne sont ni modernisées à outrance, ni lestées d’archaïsmes pesants : elles conservent cette tension si particulière entre le réel et le bizarre, ce fil fragile sur lequel repose toute la nouvelle. La voix du narrateur, pleine de retenue et de malaise, reste d’une limpidité sinistre, et le dernier paragraphe — un cauchemar abstrait — frappe avec une force intacte.
Mais c’est du côté de l’illustration que l’édition prend un virage sensoriel inattendu. Le travail de Mikaël Bourgouin, déjà connu pour ses visions ténébreuses de l’étrange, propulse le texte vers une autre dimension. Ses encres en noir et blanc ne se contentent pas de décorer : elles prolongent l’angoisse. Ici, les collines suintent de ténèbres, et les enfants — croqués dans des poses hiératiques — semblent nous juger à chaque page. Chaque illustration n’illustre pas : elle murmure ce que le texte refuse de dire.
Le tout est enrichi d’une préface inédite de Maxime Chattam, qui, loin du simple exercice de révérence, propose une mise en contexte brillante. Le texte de Stoker, dans ce cadre, n’est pas qu’une relique. C’est une fissure dans l’ordre établi, et Bragelonne a su lui offrir un écrin à la hauteur de sa portée symbolique.
Reliques modernes et sortilèges éditoriaux
Gibbet Hill n’est pas un roman. Ce n’est pas non plus une nouvelle classique. C’est une anomalie textuelle revenue d’entre les morts, un fragment de l’esprit de Bram Stoker qui retrouve aujourd’hui une voix dans un monde saturé de récits numériques et de narrations aseptisées. Et c’est précisément dans ce contexte que le choix éditorial de Bragelonne prend toute sa valeur : donner à cette œuvre brève une présentation luxueuse, presque cérémonielle, c’est en faire plus qu’un simple ajout au canon gothique. C’est en faire un événement culturel discret, mais d’une densité rare.
Le format, semi-collector, oscille entre le carnet de voyage et l’ouvrage d’étude. La présence du texte en version originale ravira les passionnés de langue victorienne, tandis que l’impression de qualité – couverture rigide, impression soignée, vernis sélectif – en fait un objet-livre qui appelle la collection autant que la lecture attentive. Rien ici n’est laissé au hasard, ni dans la hiérarchie typographique, ni dans la disposition des illustrations, insérées avec parcimonie pour souligner les ruptures narratives. Le livre n’explique pas. Il invite.
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